
Depuis dix ans, Édouard Louis nous raconte comment sa famille était merdique mais comment c’est la faute à la société. Si la démarche initiale pouvait laisser entrevoir comment les déterminismes sociaux écrasent l’existence des « petites gens », force est de constater a posteriori que l’œuvre essentialise toute une classe ouvrière jetée à la poubelle par la délocalisation et l’abandon des pouvoirs publics sur l’autel du grand capital.
Son frère est mort à 38 ans, seul. Sur le sol de son petit studio. Une consommation d’alcool chronique, durable, régulière et excessive qui a fatigué son corps trop rapidement. C’est sa mère qui l’appelle pour le prévenir, il ne ressent rien. Pas vu le bougre depuis des années. Malgré tout, il se dépêche de rejoindre sa mère et de l’assister. Ce faisant, il se remémore divers souvenirs, des faits éclairant la descente aux enfers d’un homme qu’il n’avait pas vu depuis presque une décennie. Pour compléter ce portrait, il mène une enquête auprès des personnes qui ont le mieux connu son frère : ses compagnes.
L’alcool a tué son frère, mais avant d’être un problème, l’alcool était une solution (une substance risquant de vous rendre dépendant à la mesure du bien qu’elle vous procure). Dans l’univers verrouillé de solitude et d’isolement dans lequel il était plongé, s’anesthésier la tête à coup de bières fortes restait plus abordable et efficace qu’un suivi psy. Mais le suivi psy, lui, n’est pas cancérogène, le frère d’Édouard Louis ne le saura jamais.
AU « NON » DU PÈRE
Mais avant l’alcool, ce qui a entamé la destruction du grand frère, c’est le père. Le père qui a savamment sapé tous les espoirs de son fils. À chaque tentative de sortir la tête de l’eau, chaque occasion d’essayer de prouver qu’il n’était pas un moins que rien. Qu’elles qu’aient été les raisons du père pour être aussi destructeur avec ses gosses et sa femme, aucune ne l’excuse.
TROUBLE JE
À la mitan du livre (page 132), l’auteur s’endort avec un renfort chimique. Ce serait anecdotique si, par ailleurs, il n’insistait pas lourdement sur le passé alcoolique de son grand frère.
En 2018, Édouard Louis dédiait un livre entier à ceux qui avaient (symboliquement) tué son père. Comment, en 2024 et malgré son expertise en sciences sociales, ne fait-il pas le lien entre les lobbies de l’alcool, la complaisance de la loi et l’insuffisance du maillage de structures de soins et la mort – bien réelle – de son aîné ?
Dommage qu’aujourd’hui encore il soit plus facile de trouver un ticket à gratter, un paquet de clopes ou une bouteille de bibine qu’une oreille attentive et non-jugeante auprès de laquelle vider son sac.
UN BON LIVRE
Disons le tout de suite, le livre est bon et nous l’avons lu avec plaisir (et une certaine excitation). L’auteur y décortique ses souvenirs et les additionne pour paver la route qui mène son aîné à sa perte. En chemin, il égratigne son père (classique) et sa mère (plus rare dans son œuvre). À vrai dire, il s’égratigne lui-même dans une séquence où il refuse de lâcher un billet à la hauteur de ses moyens pour les funérailles.
Les romans en forme d’autobiographie ont pour eux une hauteur d’homme bienvenue mais souffrent de la part de fiction dont on ne sait en quelle proportion elle est présente. Quoiqu’il en soit, le regard critique que porte Édouard Louis sur son milieu d’origine est très facilement compréhensible pour quiconque aura lu son œuvre – sa saga familiale dont il dit ici que c’est le dernier livre. Pour des novices en revanche, prendre le train en route risque de donner l’impression qu’un Parisien pur jus critique les pauvres de province. Qu’il s’agisse d’un patronyme de naissance qui lui a fait horreur et honte, de la pauvreté du foyer familial, de la violence paternelle, de l’inceste entre mineurs (La déferlante avait fait un dossier brillant sur ce sujet), ou de l’homophobie généralisée : les raisons qu’il avait de couper les ponts avec son monde d’orignie étaient nombreuses et compréhensibles.
L’effondrement est un livre d’Édouard Louis paru en 2024 aux éditions du Seuil. Il fait 227 pages pour 16 chapitres et pèse 20 €.