On a lu L’Herbe bleue ! Et c’était tellement énorme qu’on vous avait fait une vidéo pour en parler !
Attention SPOILER – Le livre raconte la vie d’une jeune fille à la fin de ses 15 ans, durant quasiment deux ans façon journal intime. Les entrées sont irrégulières et le livre est divisé en deux carnets ; deux parties.
La dernière page du livre nous explique que l’auteure est retrouvée morte 3 semaines après avoir décidé d’arrêter de tenir son journal, et que l’on ne connaît pas les raisons exactes de son décès mais qu’elle fait partie des 50 000 victimes de la drogue cette année-là.
Le journal est, de fait, publié post-mortem par la famille. Le problème, c’est que ce qui est raconté est très très gênant, troublant. Encore plus quand on garde en tête la note de fin sur le décès de la jeune fille, qui dit que c’est la drogue qui l’a emportée.
Alors que les quelque 200 pages nous figurent plein de raisons pour lesquelles cette jeune fille pourrait s’être suicidée. On y reviendra.
La théorie de l’escalade
C’est aussi le parcours qui est raconté qui pose problème, et surtout le fait que le livre a été présenté à des générations d’adolescents et de jeunes adultes comme un véritable avertissement sur les consos, promouvant la théorie de l’escalade des drogues et de la dégringolade psychosociale.
La première prise de LSD de la jeune fille se fait de manière fortuite et non consentie mais ça ne finit pas en bad trip, au contraire.
Quelques jours plus tard, elle se fait volontairement mettre une seringue dans le bras, pour essayer l’héroïne (avec une description des effets pas du tout réaliste).
Encore plus tard, elle se met à traîner avec des loubards qui vendent de la came aux enfants de l’école primaire et fume de la beuh, prend du LSD régulièrement et continue à s’injecter.
La dernière prise de drogue du livre est encore une prise accidentelle : c’est un empoisonnement, presque une tentative de meurtre à laquelle heureusement elle réchappe avec un mois en hôpital psychiatrique.
De quoi avoir envie de se foutre en l’air !
Oui, parce qu’elle ne se fait pas que des amis à cause de son sens moral : pour elle, on ne vend pas aux enfants.
Alors, elle balance aux flics son collègue qui vend aux enfants et a peur des représailles. Méga angoissée, et seule, et culpabilisant à fond sur ses consos et harcelée à l’école par ses anciens potes qui se retournent contre elle, elle finit par fuir dans une autre ville, loin, se séparant sans préavis de sa famille très aimante et stable.
Là, elle expérimente différentes choses telles que le viol, l’agression sexuelle, la soumission chimique, la traîtrise d’un entourage toxique et la grande précarité avant de rentrer chez elle où ses parents l’accueillent avec amour.
Mention spéciale aux parents qui sont toujours là.
Ensuite, c’est rebelote :
- harcèlement des anciens copains consommateurs ;
- reprise de drogues plus rares ;
- relations sexuelles consenties mais contraires à la morale ;
- double deuil.
Bref : elle en prend plein la gueule. Elle n’a que 16 ans à ce moment-là.
Ce sera limpide pour les personnes concernées mais viol + harcèlement + soumission chimique suivie de violences sexuelles + deuil + HP + autoculpabilisation sont assez de traumas pour lesquels l’adolescent peut se foutre en l’air. L’impulsivité chez les adolescents est au maximum, on ne l’invente pas : c’est la science qui le dit.
C’est à la lumière de tout ça qu’on se dit que quand même, le livre serait à conseiller aux parents d’ados difficiles avec la morale « vous n’imaginez pas tout ce que votre ado se prend dans la gueule ». Après tout ça, la dernière phrase du livre est vraiment nauséabonde. Même pour les années 1970.
C’est là que je me suis dit qu’il y avait quelque chose de bizarre, et un tour sur Google m’a permis de découvrir le vrai nom de l’autrice.
Quelque chose de bizarre
Attends, en fait, c’est pas un journal intime ?
Eh non, ce n’est pas un vrai journal intime.
L’autrice s’appelle Beatrice Sparks, elle a la cinquantaine quand elle écrit ce faux journal. C’est une femme prétendument thérapeute pour enfants (psychologue ou psychiatre), fidèle de l’église mormone aux USA.
On dit « prétendument », car visiblement pas de trace de ses diplômes nous prévient Internet, elle pourrait donc être autodidacte et portée par un fort sens de la morale dû à sa foi.
Elle a écrit 9 faux journaux intimes (présentés comme vrais, issus de sa patientèle et remis par les familles pour publication) sur des sujets comme la drogue, le culte satanique, la grossesse non-désirée, l’adultère, le rap, la drogue et les troubles du comportement alimentaire, et les gangs.
Après recherche, il semble que seule L’Herbe bleue a eu droit à sa traduction, étonnant quand on sait que c’est le premier qu’elle ait publié et quand on connaît le succès qu’il a eu (askip plus de 4 millions de ventes à travers le monde).
Mais attends, c’est sorti quand déjà ?
C’est sorti en 1971. Eh oui, les seventies et le flower power à fond…
Juste après le festival Woodstock de 1969 qui a traumatisé la morale américaine. Le festival censé accueillir au max 50 000 personnes dans des conditions déjà pas dingues en a finalement drainé un demi-million dans des conditions affreuses, créant de monstrueux bouchons de 30 km aux alentours du site, des fausses-couches, deux morts (accident et overdose, qui est aussi un accident je le rappelle), des milliers de blessés et une zone rurale et agricole dévastée. Le titre original du livre est d’ailleurs Go ask Alice, une citation de la chanson White Rabbit des Jefferson Airplane (elle-même en référence à Alice au pays des merveilles) qui raconte la prise de LSD sous un angle très partisan, le groupe se produisait au festival, on vous met le clip en bas de l’article.
Un titre accrocheur
Ce titre était clairement fait pour réussir à accrocher les jeunes hippies convaincus sans leur mettre la puce à l’oreille.
C’est aussi la période âpre de la double guerre : la froide, avec le bloc soviétique, démarrée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et la tropicale, au Vietnam, qui s’enlise depuis plus de quinze ans.
On est aussi à moins d’une décennie de la fin de la ségrégation raciale aux USA avec une fraction de la population nostalgique de l’époque où l’on séparait les gens par couleurs…
Autant dire que les raisons de dégoupiller sont légion, le climat pas hyper rassurant et les factions politiques en forte opposition.
Le tout, dans un pays où le port d’armes est légal, je vous le rappelle. Et où la conso d’héroïne est estimée à 49 tonnes cette année-là.
Bref, s’il fallait trouver un moyen d’éduquer les petites têtes blondes des Américains bien-pensants pour leur éviter de finir comme ces camés de hippies, la culture est un bon medium à une période où la lecture est encore un loisir/passe-temps plébiscité.
Et en France, il se passait quoi à cette époque ?
Héhé, en France, on n’est pas en reste. On est coincés entre les deux blocs de la Guerre froide : grosse ambiance.
Et les révoltes de mai 68 continuent de remuer les institutions. La culture hippie américaine s’exporte avec le flower power, la libération sexuelle, le rock psychédélique et le LSD. Et si la French Connection n’est plus au meilleur de sa forme, elle continue d’être un acteur central du trafic mondial d’héroïne.
D’ailleurs, ici aussi on meurt à la chaîne d’OD ou d’infections. Sûrement une raison qui a poussé les éditeurs français à traduire derechef le bouquin.
Demandez à vos parents, oncles et tantes, combien ont lu L’Herbe bleue et combien seront surpris de savoir que c’était un faux.
Du reste, sachez que c’est le 31 décembre 1970 qu’a été votée la loi Mazeaud, AKA : « Loi relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses ». Y a pas de mystère, c’était vraiment une période trouble.
Pour finir, on vous conseille de le lire pour ne pas mourir idiot, parce que c’est plutôt prenant.
Et pour vous faire votre propre avis autour duquel on pourra discuter.