
Gratuite, libre, engagée, autogérée… La teuf serait-elle de gauche ?
« Bien sûr, rien que le fait de participer est un acte politique », assène Ange(*). À 28 ans, membre d’un sound system depuis 5 ans, pour lui, et pour tant d’autres teufeurs, la free ne saurait se résumer à faire la fête. Née en réaction à la répression, la free est, depuis ses débuts, l’incarnation du rejet de l’ordre établi, du système qui voudrait dire aux gens, pour commencer, à quelle heure se coucher et pour finir, comment vivre leur vie. « La free, c’est le côté politique de la fête, elle défend des valeurs d’autogestion et d’auto-organisation. D’ailleurs, j’ai vu des teufs avec 10 000 personnes pendant une semaine avec beaucoup moins de problèmes qu’un festival de 3 jours avec plein d’agents de sécu », assure Ange.
Toujours gratuite, avec une participation aux frais non obligatoire, la free répond à une logique qui voudrait que chacun·e puisse accéder à tout un système culturel quels que soient ses moyens, loin du contrôle social et dans un espace de liberté.
Proches du milieu antifasciste et libertaire, les premiers sound systems européens, inspirés des sound systems jamaïcains, véhiculaient des valeurs proches de celles du milieu anarchiste. « Forward the Revolution » (En avant la révolution !), scandaient les Spiral Tribe pendant leurs teufs. « La free est antifa, inclusive, sa raison d’être, c’est qu’elle existe pour tout le monde sans discriminations d’origines ethniques, religieuses, de minorités de genre, etc. », assure Ange.
Un espace politique toujours en construction
Pourtant, le milieu de la free party reste extrêmement masculin. Les sound systems sont, presque tout le temps, essentiellement composés d’hommes et les rares femmes qui en font partie sont toujours reléguées aux mêmes rôles considérés comme peu physiques et souvent moins importants. Et les free ne sont pas du tout exemptes de violences sexistes et sexuelles (VSS) puisqu’elles en sont régulièrement le théâtre. « Il y a encore un gros travail de sensibilisation à faire, reconnaît Ange. Mais la free est en constante évolution, en lien avec l’évolution de la société et c’est aussi un espace dans lequel on teste beaucoup de choses, notamment sur le sujet des violences sexistes et sexuelles. »
Sur le terrain, des collectifs de meufs engagées pour des free plus sûres et inclusives existent et fournissent un travail colossal pour rendre les teufs plus safe. Parmi eux, le collectif Redflag accueille les victimes et sensibilise les organisateur·ices, majoritairement masculins, aux questions de VSS. Retrouvez très bientôt un article dédié au sujet !
« Prendre soin des autres, c’était aussi une manière d’être acteur·ice de la free »
Espace libre et ouvert, la free a toujours été un lieu d’expérimentations et d’innovations.
Son émergence, au début des années 1990, se fait quelques années après l’apparition des politiques de réduction des risques (RdR) au sein de la lutte contre le sida. Après des années de lutte des personnes queers, des personnes racisées, des personnes concernées par l’épidémie, qui se sont battues corps et âme pour faire avancer les politiques de santé, les pouvoirs publics prennent enfin la mesure de l’importance de la RdR. Iels commencent notamment à distribuer du matériel stérile aux personnes qui s’injectent. « C’était une révolution dans les politiques relatives aux drogues puisque, pour la première fois, on “aidait” les gens à mieux se droguer plutôt que d’ignorer les risques au prétexte que se droguer est interdit », raconte Fabrice, volontaire chez Techno+ depuis 1999.
Dans les free parties, c’est l’âge d’or de la MDMA, devenue une substance phare de ces événements. Mais on y trouve aussi d’autres types de drogues, notamment des amphétamines et du LSD. « Entre 1993 et 1995, le L devient de plus en plus populaire, sans que le public n’en connaisse forcément les attributs et les dosages recommandés. Et les free attirent de plus en plus de monde et donc de moins en moins d’initiés, et les incidents liés aux consos ont commencé à devenir plus fréquents », explique Fabrice. C’est dans ce contexte que des personnes concernées décident de se regrouper pour informer, notamment via des flyers diffusant des informations sur les substances, et pour prendre soin de celleux qui en auraient besoin, tout en œuvrant pour limiter les interventions extérieures. Car si les secours interviennent, c’est le risque que la police soit alertée, les organisateur·ices incriminé·es et la fête arrêtée. « L’idée, c’était de s’autogérer et aussi de limiter les risques d’évacuation, relate Fabrice. Et puis prendre soin des autres, c’était aussi une manière, sans être un·e artiste, un·e technicien·ne, un organisateur·ice, d’être acteur·ice du milieu, d’avoir un rôle dans cet ensemble culturel aux multiples parties prenantes. »
Un terrain d’expérimentation pour la réduction des risques
En 1994 naît alors la branche festive du Tipi, association marseillaise historique de la réduction des risques. En 1995, c’est Techno+ qui est créée, suivie par Keep Smiling et Spiritek en 1996. Toutes ces associations communautaires fonctionnent grâce à des bénévoles présent·es dans les teufs. Selon Fabrice, en 1995-1996, les organisateur·ices de free étaient sceptiques au début. Iels ne voulaient pas accueillir de stands avec des flyers d’information car iels pensaient que cela visibilisait encore plus la consommation de drogues, pour laquelle iels étaient déjà montré·es du doigt. « Dans les premières free, on intervenait parfois un peu “caché·es”, on montait des stands dans les coffres de voiture », raconte-t-il.
Mais rapidement, la RdR s’est imposée comme une composante fondamentale de la free party et, pour beaucoup, les organisateur·ices étaient même tenu·es de se saisir du sujet des consommations. « Dans les free, comme la fête était vraiment libre, chacun·e pouvait y apporter ce qu’iel voulait et c’est ce qui explique pourquoi c’est le lieu où les initiatives les plus innovantes ont pu se développer. La free est un espace éphémère où on t’autorise à faire beaucoup de choses, c’était un formidable terrain d’expérimentation pour la RdR », se rappelle Fabrice.
« La RdR en milieu festif est restée militante, innovante et très proche des consommations »
À partir de 1997 et jusqu’en 2002 et la loi anti free parties, le nombre de participant·es ne cesse d’augmenter et les teufs rassemblent parfois jusqu’à 30 000 personnes. Les associations communautaires commencent à être débordées et c’est alors que, inspirée par leurs initiatives, Médecins du Monde va lancer les missions rave et développer un vaste maillage territorial. Pourtant, le ministère de l’Intérieur de l’époque accueille encore très mal la RdR en milieu festif et en 2002, un procès est même intenté par l’Etat à Techno+ pour incitation à la consommation de drogues. Heureusement l’association a gagné au moment où la RdR a été inscrite dans la loi en 2004. Pour retrouver l’histoire détaillée de l’association et du combat qu’elle mène depuis trente ans, nous vous conseillons de regarder son documentaire Un pied chéper, un pied sur terre.
Si, au cours de ces trente dernières années, la réduction des risques a beaucoup été institutionnalisée et, parfois, déconnectée des stratégies de santé communautaires qui sont à la base de l’innovation, la RdR en milieu festif, elle, est restée plutôt indépendante car il serait bien trop compliqué de mettre en place un dispositif institutionnel dans un tel milieu. « Grâce à ça, elle est restée militante, innovante et très proche des consommations », assure Fabrice.
Aujourd’hui, dès qu’un sound system se crée, la RdR y est directement intégrée. Elle est devenue une composante culturelle de la free au même titre que le son, la déco, la technique, les consos, tout ce qui fait qu’une fête est réussie. Mais aujourd’hui, le combat connaît un vrai recul. Dans le contexte répressif actuel, même les associations de RdR sont en effet montrées du doigt par les pouvoirs publics. Car, depuis toujours et plus que jamais, la free est réprimée et ses acteur·ices stigmatisé·es… Rendez-vous le 21 juillet pour notre dernier épisode.
* Le prénom a été modifié