Bruce Willis le psychologue du film « Sixième Sens » de M. Night Shyamalan
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Vécu traumatique et usage de drogues : Entretien avec un Psychologue (part. 5/6)

Publié le 15 juillet 2024 par Maxime

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Cet article parle de :

Partie 5/6 – Faire la fête ou consommer ?

Aujourd’hui on vous partage la cinquième partie d’un entretien passionnant que nous avons réalisé avec le psychologue Laurent Weber. Nous avons longuement discuté avec lui du traumatisme, du psychotrauma, des conduites addictives et de la dissociation. Découpé en 6 épisodes, afin d’en faciliter la lecture, nous mettrons en ligne chaque lundi à 8 heures pendant six semaines. On espère que vous apprécierez autant que nous ce temps d’échange.

Pour lire le premier épisode c’est ici, le deuxième c’est là, le troisième ici-là et le quatrième lô !


Q. Et ce côté automédication, ça peut être le cas si les consommations ne sont pas quotidiennes ? Festives, même si les gens s’arrangent pour beaucoup faire la fête ? Sans vouloir pathologiser l’usage de drogue à destinée récréative.

Franchement, je n’ai pas la réponse à ta question, je ne connais pas le milieu festif. J’aurais tendance à penser que peu importe le milieu, festif ou pas, derrière toutes les consommations se cachent un peu de mal-être. Et en même temps, vivre dans notre monde actuel crée très vite du mal-être, je pense !

Ouais.

Donc une fois de temps en temps, tu as envie de vivre une autre réalité, une réalité plus festive, plus colorée, et sans qu’il y ait de traumatismes derrière, les consommations permettent ça. Mais c’est peut-être une réaction adaptée face à un monde souvent trop brut, trop fade, trop excluant, trop violent, trop raciste…

Oui, parce que si on enlève le fait que les drogues illégales soient illégales, c’est la même logique avec l’alcool. Il y a des gens qui n’ont « pas de problème avec l’alcool », mais une fois tous les 3 mois, ils vont se mettre une méga caisse parce que… Voilà ! On fait sauter le bouchon, ça fait du bien.

Alors, pour le milieu festif, encore une fois je ne sais pas. Ce que je pense très concrètement si tu parles d’usage quotidien ou occasionnel, c’est que ça peut être deux manières très différentes de gérer la même chose. Pour le dire autrement, je peux être dissocié (c’est-à-dire avoir vécu des traumas, qui sont encore là, qui m’occupent encore la tête et le corps) et avoir besoin plus ou moins quotidiennement de produits pour tenir, presque pour survivre. D’autres ont des vécus traumatiques mais le gèrent bien et une fois de temps, ils partent à l’autre bout du monde pour prendre de l’ayahuasca, de l’iboga ou ce que tu veux… dans un truc groupal, maîtrisé, pour à ce moment-là faire sortir/transformer des expériences traumatiques, et leur permettre de garder le contrôle.

Le pire dans tous les cas est de ne pas prêter attention à ces vécus traumatiques, maintenir ces vécus-là dans un enkystement morbide. Quand tu dis se mettre une caisse, parfois ça peut finir en petit pétage de plombs, et des trucs sortent, parfois violemment. Et du coup, ça permet de vivre une expérience positive, de temps en temps j’ouvre la boîte, je vois ce qu’il en sort, je ne peux le nier, le réprimer trop longtemps, et c’est bien !

Oui, genre j’ouvre la boîte, je lui donne 3 croquettes et je lui change l’eau, et voilà ! 

Oui, enfin les trois croquettes c’est pour le petit monstre. Tant que tu ne nies pas son existence, que tu ne te bats pas contre lui, tu t’assures de maintenir un certain équilibre. Il risque de sortir de ses gonds, de te forcer à le voir, ou de forcer les autres à le voir, quand tu nies son existence ou que tu te bats contre lui. Quand je parle à des patients de dissociation, de petits monstres, en fonction des gens, j’utilise des terminologies différentes, pour que les échos ne soient pas trop violents. 

C’est important de permettre aux personnes concernées de parler de cette violence en eux, et de faciliter l’échange en proposant une « médiation » : une partie de vous porte la violence de vos traumatismes, une partie devenue parfois comme « monstrueuse », une partie de vous, un bout de vous, pas VOUS ! Il ne faut pas lutter contre cette partie-là, il faut l’écouter, en prendre soin, demander à professionnel de s’en occuper. Si on tente de « combattre » cette partie-là, c’est toujours elle qui gagnera ! Elle est toute-puissante, sans limite, etc. 

C’est vous qui vous faites du mal, lui il va très bien votre trauma. Il est là, pépouze…

Te battre contre lui ? Mais lui dit « Attends mon gars, avec moi, on ne se bat pas ».

Alors moi, je me questionne vachement sur cette notion de faire la fête. Je connais des gens qui… En fait, la terminologie « faire la fête » pour « consommer des drogues », je l’ai utilisée aussi mais je me demande à quel moment ce terme fait écran à la réalité. Est-ce que ce ne serait pas plus honnête de dire « j’ai consommé des drogues » ? Somme-nous encore capables de faire la fête sans produits, sans se mettre dans l’illégalité, sans servir le marché noir ? Enfin voilà je me penche sur cette question en ce moment, mais je ne pense pas qu’il y ait de réponse générique qui vaille. 

Moi je connais des consommateurs, drogue/alcool/médicaments/racines/ champignons, tout ce que tu veux, qui sont juste des experts. Moi je les appelle les experts en molécule. Ils savent juste ce qu’il faut prendre pour kiffer un truc qu’ils aiment. Pour kiffer écouter de la musique, pour kiffer baiser, pour kiffer aller se balader, pour kiffer être seul, pour kiffer la fête. Ils savent quel produit à quelle mesure, juste pour augmenter une perception, un aspect de la réalité et kiffer juste un peu plus. Mais je pense qu’ils ne sont pas nombreux.

C’est intéressant ce côté médicament. Ce côté prendre des sortes de médicaments pour ressentir des trucs cools et ne pas prendre des médicaments pour faire taire des symptômes douloureux. 

Ouais, c’est pas la même chose.

Moi, par exemple, j’adore ne pas dormir et ça me ferait trop plaisir de pouvoir dire à mon docteur « filez-moi un truc pour que je ne dorme pas pendant 3 jours ». Pas besoin de plus, sans devoir s’expliquer, juste être un peu honnête. Qu’on arrête de dire au docteur « je me sens plein d’angoisses » pour qu’il te file des médocs pour que tu puisses planer. Alors même que le mésusage de médicaments est une pratique dangereuse.

J’aime bien le chamanisme, et depuis que l’homme est homme, cette fonction existe dans les groupes sociaux. La fonction du chaman. Qui permet d’ouvrir un espace comme ça pour vivre autrement, en décalé, la brutalité du monde. Et aussi loin qu’on remonte, les chamans utilisaient des produits. Pour des rituels, des deuils impossibles, des deuils tout court, etc. Et sans doute qu’en fonction des chamans, en fonction des endroits de la planète, en fonction des produits, les produits étaient juste là pour atténuer ou exacerber certaines réalités vécues. 

Et puis après, j’ai facilement imaginé que les gens qui avaient vécu des trucs durs avaient observé ça du coin de l’œil et se soient dit : « Je vais devenir mon propre chaman ! ». 

« Elle est pas mal cette tisane ! » 

Et quand tu me parles d’automédication, moi, je vois des gens qui sont, ou qui essaient de devenir leur propre chaman. Mais c’est histoire de démédicaliser l’affaire, de mettre plutôt l’accent, pas seulement sur quelque chose à traiter ou à faire disparaître, mais aussi sur à un rapport au monde. Moi, il y a un poète que j’aime bien, que j’ai découvert grâce au titre de son dernier texte, c’est Stig Dagerman, un poète suédois

Oh purée « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » 

(Le texte intégral ici à lire ou à écouter dans l’adaptation des Têtes Raides ndlr)

Oui ! Quand je l’ai lu la première fois, j’ai trouvé que son texte ne mettait pas en avant sa propre dissociation. Puis quand on creuse son histoire, ses sensibilités, son époque, j’ai trouvé un mec qui disait « c’est quoi ce monde de fou !? ». J’ai découvert qu’il avait vécu plein de merdes, de toutes parts, et ce qui a fait tomber le couperet, c’est quand on lui a demandé de témoigner des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Quand il a été se balader autour des camps de concentration, ça lui est tombé dessus. Enfin c’est l’histoire que je me raconte quoi, pour tenter d’expliquer ce texte, son suicide, etc.

Il parle d’ailleurs de vraie et de fausse consolation. Moi, ça m’a appris. Les fausses consolations ne font qu’accentuer la merde : parler à quelqu’un qui n’écoute pas, ça empire les choses. Ou en fait si, ça marche sur le moment, mais ça ne change pas la vie, l’angoisse revient sans cesse. Ces fausses consolations renforcent le sentiment d’être isolé ou incurable. Et puis il parle de vraie consolation. Il dit que ça dure un temps court. Que ces vraies consolations sont ces moments où il retrouve la joie, la sérénité, la tranquillité à l’intérieur de lui. On pourrait imaginer que prendre des produits ça permette de retrouver ce que moi je mettrais dans les vraies consolations. Vraies consolations éphémères, rapport au produit qui se complexifie, mais peu importe, si le monde n’a rien d’autre à proposer, c’est banco !

Quand on est très dissocié, certains produits permettent de se reconnecter, de réfléchir moins, ou de re-réfléchir, d’éprouver, de ressentir à nouveau des choses, ou de moins en ressentir d’autres, et du coup, je retrouve un peu mon unité, et ça me rassure : « Je ne suis pas complètement à côté de la plaque tout le temps, c’est formidable ! ».

 

« Vous n’êtes pas complètement perdu pour la cause. »

Oui, parce que sinon personne ne le dit. C’est embêtant. C’est pas très compliqué, je ne comprends pas pourquoi ça ne bouge pas plus vite, pourquoi on ne console pas plus dans les lieux d’accueil et de soin ! Et encore une fois, je ne juge pas le travail des autres, je trouve juste qu’il fait trop l’économie du travail sur les traumatismes ! On a tous, depuis longtemps, tout le monde crie haut et fort les solutions pour aider les plus dissociés à retrouver un équilibre satisfaisant ; mais le travail au sein des institutions ne bouge presque pas, et les diagnostics tombent toujours, avec leur lot de médication, sans prêter attention aux vécus traumatiques. 

Oui, parce que tout le monde s’en fout.

Eh bien je ne crois pas, je n’arrive pas à céder là-dessus, je pense que c’est trop violent pour eux. 

Pour la classe dirigeante ? 

Pas forcément les dirigeants, il y en a qui ne dirigent pas qui font de la merde aussi, qui n’écoutent rien, qui ne comprennent rien. 

Oui évidemment mais c’est pas d’eux qu’on attend que le mouvement vienne d’en haut. 

Ce  serait l’idéal, mais si le mouvement vient d’en haut et qu’en bas les gens n’ont toujours rien capté… 

Ouais, ben on fait déjà ce qu’on peut, notre part quoi. Il y a des tonnes d’initiatives mais elles ne sont pas visibles parce que 1 000 personnes qui font 1 chose dans leur coin ce sera toujours moins visible qu’une personne qui est capable de s’adresser à 1 000 autres pour dire « C’est ça qu’il faut faire ».

Quand on regarde ce qui se passe dans les institutions de soin, ce n’est effectivement pas idéal en matière de traitement du psychotrauma. Je trouve que l’accent n’est absolument pas mis sur la formation en matière de traumas complexes, de troubles dissociatifs, etc.

C’est l’endroit où l’on crée de la violence aussi. J’ai plein de copains qui sont dans le social, dans la protection de l’enfance, et qui ne font que de l’intérim parce que faire 6 mois dans ce genre d’endroit, c’est avoir envie de se mettre la corde au cou… Parce qu’il y a une pelletée de gamins, qui sont les adultes de demain, qui exploseront toute leur vie en se disant qu’ils ne sont pas normaux. 

Les statistiques de l’ASE (aide sociale à l’enfance), elles, ne sont pas… 

Pas folles ? 

Deux tiers passeront par la rue, la psychiatrie ou la prison. Et des fois, c’est les trois. C’est une institution malade, et les enfants ne sont pas pris en charge sur un plan psy, très peu, l’accent est mis sur le quotidien, l’autonomisation, mais on peut passer dix ans dans des foyers sans qu’on nous propose de traiter nos traumas, je connais bien ça. Je n’ai pas grandi dans des foyers, mais ça fait quinze ans que je travaille dans des foyers, avec des familles, des enfants, des lieux de vie. 

En parlant de ça, le Goncourt des prisonniers vient de sortir. Un livre de Mokhtar Amoudi, qui s’appelle « Les conditions idéales », c’est très bien, ça se lit très vite, c’est très très touchant. Et donc, ça a été écrit par un enfant de l’ASE qui est devenu auteur. Et ce serait largement autobiographique.

Et juste, on est d’accord que les traumas peuvent venir aussi de quelque chose dont on est témoin ? 

Oui, bien sûr ! C’est d’ailleurs pour ça que les militaires qui vont au front peuvent être extrêmement traumatisés – mais comme les pays en guerre ou des endroits, nous en avons ici à Marseille, il y en a partout, qui sont très violents. Il suffit que ce soit autour de moi, que je le vois une fois, ou que je le vois régulièrement, et puis j’imagine que ça peut arriver n’importe quand, à n’importe qui, et ça suffit pour entamer mon sentiment de sécurité au point d’en être traumatisé. Je pense qu’à certaines conditions, on peut même être traumatisé de ce que l’on entend dans les médias !

Et ça, ça joue le jeu de l’info en continu. BFM, CNews, ces chaînes qui diffusent en boucle les faits divers les plus sordides. Je ne sais pas si on est en train de créer un monstre mais ces chaînes, ça fait maintenant quelques années qu’elles existent. 

C’est ça, mais c’est aussi tout ce qu’on peut trouver sur Internet, par exemple. On peut taper à plein d’endroits. Je ne suis pas contre le porno, mais le porno peut traumatiser des enfants par exemple, en fonction de leur histoire, de leur sensibilité. Je ne suis pas contre les religions, mais les religions peuvent traumatiser. Je ne suis contre rien, mais il y a quand même beaucoup de choses qui peuvent traumatiser. Et là encore, ce que peuvent vivre les enfants est nié. 

C’est marrant quand tu regardes le film « Les chatouilles » avec d’autres personnes, les gens sont mal à l’aise. Pour le regarder et se dire tout du long « c’est vraiment très bien », il faut vraiment être concerné ou sensible à la cause. Alors que les scènes d’agression que subit Colette ne sont jamais graphiques, c’est toujours hors champ. Des gros plans du visage d’enfants qui ne sont pas trop d’accord, des ellipses. Et pourtant, il y a des réactions vives. 

C’est l’angoisse.


La suite la semaine prochaine ! Merci d’avoir lu jusqu’ici.

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