Carole Franck, la psychologue du film « Les chatouilles » d'Andréa Bescond et Éric Métayer
Carole Franck, la psychologue du film « Les chatouilles » d'Andréa Bescond et Éric Métayer

Vécu traumatique et usage de drogues : Entretien avec un Psychologue (part. 2/6)

Publié le 24 juin 2024 par Maxime

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Cet article parle de :

Partie 2/6 – Santé mentale et parties blessées

On vous partage la deuxième partie d’un entretien passionnant que nous avons réalisé avec le psychologue Laurent Weber. Nous avons longuement discuté avec lui du traumatisme, du psychotrauma, des conduites addictives et de la dissociation. Découpé en 6 épisodes, afin d’en faciliter la lecture, nous mettrons en ligne chaque lundi à 8 heures pendant six semaines. On espère que vous apprécierez autant que nous ce temps d’échange.

Pour lire la première partie c’est ici.


Q. Est-ce qu’il y a un examen de base en santé mentale au début d’une consultation ? Comme quand on va chez le généraliste et qu’il nous écoute le cœur, les poumons, regarde notre gorge, nous fait tousser ? Peut-être que les docteurs passent à côté de cette dimension symptomatique de la dépendance 

R. Je pense que c’est le cas, que les professionnels font bien leur boulot, je n’ai même pas à en juger. Le problème, c’est que pour poser les bonnes questions, il faut être bien formé, en l’occurrence ici avoir des bases en psychopathologie et en matière de psychotrauma. La difficulté est que la clinique du trauma est une clinique de l’invisible, du dissocié, de l’enkysté, du « mis de côté ». Je mets de côté, je peux même oublier, on parle là d’amnésie traumatique, ce qui m’est insupportable ; de la honte, des pensées violentes, des images terribles qui refont surface, des envies de mourir, ou de tuer, des angoisses terribles, etc. Par exemple, des gens qui ont vécu la guerre et puis ils ont oublié. Ils savent bien qu’ils sont allés au Vietnam, et quand on leur demande « t’as fait quoi au Vietnam ? », ils répondent « oh ben un peu la cuisine, on était là, on nettoyait les armes, parfois on livrait quelques batailles ». Ils pouvaient avoir oublié qu’ils étaient sur le front, que ça a explosé, qu’ils ont failli mourir, qu’ils ont vu leur copains mourir, etc. 

Sauf qu’à un moment, ces mémoires-là peuvent refaire surface avec beaucoup de violence. Parce que si le sujet a mis ça de côté, ce n’est pas pour rien, c’est parce que sur le front, c’était de la violence brute, trop brute, c’était traumatisant ! Les plus grandes avancées en matière de psychotrauma ont été faites après des guerres, toutes. Et peut-être qu’aujourd’hui la guerre a un autre visage, je ne sais pas, parce que nous devons encore avancer, mieux comprendre, former…

Du coup, pour moi, c’est d’une part une clinique de l’invisible. Et d’autre part, une clinique de la monstruosité, c’est-à-dire qu’il y a des tas de manifestations liées au trauma qui sont des manifestations de violences. Qui sont en lien avec la violence que le sujet a vécue. Du coup, je peux taper, je peux crier, je peux enfermer, je peux me jeter par la fenêtre, je peux te jeter par la fenêtre, je peux t’envoyer des trucs dans la gueule, je peux m’envoyer tout seul des trucs dans la gueule, je peux aller à la CAF et tout péter, ça peut se produire partout dans la vie, ça peut être évidemment extrêmement violent, voire de type monstrueux.      

Et face à cela, à des comportements violents, la première réponse de nos institutions, et même de nos institutions de soins, c’est le jugement, la sanction, la condamnation. On ne cherche pas l’origine de ces comportements, on veut les faire taire, un peu comme les symptômes. Ne peut-on pas, en même temps qu’un rappel des règles et des lois en vigueur, s’intéresser aux causes ? Ceux qui passent à l’acte sont-ils tous conscients de leurs actes ?

Si on écoute ça assez finement, il y a dans tous ces passages à l’acte violent une bonne part d’excès de violences qui sont aussi hyper valorisés dans le monde depuis toujours. Beaucoup de gens contrôlent leur violence finalement, sur un mode viril, ou théâtral, ou pervers, ou tout ce qu’on veut d’autre. Le Sujet n’a pas perdu le contrôle : il fait le malin ! On lui met une rouste, on en a tous pris d’ailleurs, on rappelle les règles, on valorise les échanges, la vie émotionnelle, et ça passe ! 

Mais une autre partie de ces passages à l’acte violent sont HORS contrôle. Ce sont des passages à l’acte en lien avec des vécus traumatiques, dissociatifs. Dans ce cas-là, les gens n’ont pas du tout la maîtrise de ce qui se passe pour eux. Ils peuvent tuer leur femme, mettre un coup de mitraillette dans la rue, se jeter par la fenêtre, se faire du mal, etc. 

À ce moment-là, ils sont dans un état modifié de conscience. Ils sont comme envahis par une partie d’eux-mêmes. Et ces parties-là sont des parties dissociées, fruits de souffrances et de violences à répétition. Elles sont faites de violences, d’injustices, et parfois elles « explosent », elles sortent, elles se donnent à voir au monde, elles envahissent le fonctionnement psychique d’un Sujet, elles viennent avec des hallucinations, des angoisses, des pensées folles et violentes, etc. Et là, il y a passage à l’acte.  

On pourrait imaginer que ces parties souffrantes, enkystées, exclues à l’intérieur, veulent dire « attendez les gars, je suis là en fait, vous me cassez les couilles à dire faut pas faire ci faut pas faire ça, faut respecter les règles, arrêter de consommer, ou de crier, mais j’en peux plus, ça crie trop fort à l’intérieur, je suis trop seul, sans personne qui écoute, je vais exploser ! ». Jusqu’au moment où ça flambe, où ces parties les plus blessées, les plus traumatisées, qui sont faites d’éprouvé brut, violent, explosent. 

Ces passages à l’acte plus ou moins « monstrueux » sont une manière désespérée pour un Sujet de rendre visible aux yeux du monde sa trop grande souffrance ; il ne faut pas se battre seul contre ses monstres, il faut une aide adaptée pour les apprivoiser. Si l’on nie l’existence de ces « parties monstrueuses », c’est la mort qui gagne, comme dans le film Split de M. Night Shyamalan (la psychiatre ne veut pas voir la partie monstrueuse chez son patient, et elle finit mal…). 

Il y a une espèce de clinique de la monstruosité et personne n’en veut, des monstres ! Prison, cachetons, on te les fout partout où on ne veut pas d’eux. Parce que ce sont des monstres, on ne veut pas les voir. 

Quand on travaille cliniquement avec des personnes très en souffrance, dont les vies sont faites de traumas et d’injustices, je pose toujours la question à propos du passage à l’acte « mais comment était son regard, sa voix, sa posture, sa gestuelle quand il ou elle a fait ça, c’était comment ? ». 

Autrement dit, « était-il dans son état normal, dans un état de conscience normal ? ». Et les réponses sont souvent les mêmes : « Ce n’était pas lui/elle, sa voix était bizarre, ce n’était pas vraiment lui/elle, on  ne le reconnaissait pas, etc. ». Eh bien oui, ce n’était pas tout à fait lui, mais plutôt une partie de lui, une partie souffrante, violente, isolée et invisible, sauf dans les passages à l’acte ! 

Je pense que le monde ne veut/peut pas voir certaines formes de souffrances d’origine traumatique, c’est trop pour eux, c’est trop pour nous tous, c’est parfois trop violent. Mais alors, comment en sortir si personne ne veut s’y coller ? 

Du coup, quand les gens viennent avec leur addiction, pour répondre à ta question sur l’existence d’un examen de base, il y a sans doute un examen, un tas d’examens à proposer, mais encore faut-il avoir été formé pour être attentif à ce qui est trop invisible, peut-être même pas en conscience, ou alors à ce qui est trop bruyant, trop visible. Et puis avoir à sa disposition un arsenal théorique, et technique, pour pouvoir accueillir, donner du sens, à ce tout ce qui relève du « monstrueux ».  

Et en attendant, prenez ces cachetons 

« …Voilà, bouffez la boîte ! Et revenez la semaine prochaine ! » 

Ce qui est le plus dur pour moi, dans cette clinique-là, c’est de supporter ça. Parce qu’en fait, les professionnels vont être confrontés à des récits, à des épreuves, à des sensations qui peuvent retourner le bide et le cerveau. Le médecin n’a pas envie de passer toutes ses consultations de la journée, le psychologue pareil, pas envie de recevoir toute la journée des personnes très dissociées : faut tenir, quoi ! Et ça comprend tout le monde, toutes les autres professions et les bénévoles, les familles qui sont au contact de personnes très dissociées. Ils n’ont pas trop envie de s’y coller, parce que ce qui vient, ce qui se donne à voir et à entendre, ça bouleverse.  

Y’a un film que tu connais peut-être : « Les chatouilles », tu l’as vu ? 

Oui, un grand film, je l’ai vu plusieurs fois 

Il peut bouleverser, hein ? 

Oui, et pas que les personnes concernées ! 

C’est très puissant en effet, même pour des gens qui n’ont pas ce vécu traumatique, qui sont loin de ces thématiques. Écouter un récit (je prends un exemple éloigné) de quelqu’un qui a fait le Vietnam. Même si on n’a pas fait la guerre, on peut nous-mêmes, par voie de résonance, être sidéré, estomaqué. Certains appellent ça le traumatisme vicariant. Si quelqu’un nous raconte bien son traumatisme et si nous déployons tout ce qu’il faut d’attention et d’empathie, on risque d’être un peu traumatisé de ce que l’on a écouté.

Du coup, ce qui nous questionne beaucoup, c’est : Comment on fait pour traiter les traumatismes sans être trop traumatisé en retour ? Il y a aussi une chose dont il faut bien avoir conscience, c’est que quand on parle de traumatismes, les nôtres, pour ceux qui en ont, se réactivent un petit peu (un peu, beaucoup, à la folie, passionnément…). Nos parties blessées, voire dissociées, sortent la tête du trou, et là, les traumatismes peuvent se « connecter ». Des traumatismes qui se « connectent », c’est très puissant. Écouter les traumas des gens nécessite de savoir gérer les siens, sinon c’est le bordel. Il y a des couples dans lesquels ce sont les traumatismes qui se connectent. Ce n’est pas le « il est beau / elle est belle, on s’admire, on s’entend bien, etc. » qui les réunit, non, ce sont les parties traumatisées qui se lient, souvent sans mot dire. Ces couples finissent souvent par se maudire plus tard…

Unis par le pire

Tout à fait. Je suis très critique envers toutes les structures de soins, mais en même temps, je ne peux que constater que si l’on n’est pas bien formé, et si en plus on fait l’expérience de vivre dans notre monde, on n’a pas trop le droit de parler des monstruosités que des êtres humains infligent à d’autres êtres humains, et bien c’est compliqué. Le choix de beaucoup de ne pas voir, ou de ne plus vouloir voir, quand c’est trop violent est compréhensible, non satisfaisant mais compréhensible. Et il faudra que le monde change, encore, même si ces dernières années il change un tout petit peu en matière de psychotrauma, et que les « victimes » ont un peu plus leur mot à dire. 

Parce que ça fait partie du traumatisme, le monde qui change. Vivre un événement traumatique, c’est violent, mais si on a le droit d’en parler, si on est entendu, si y’a du thérapeutique et si y’a de la justice, eh bien ça s’appelle une épreuve, d’après moi, sans rien nier de la souffrance, et des moments de folie et de violence. 

Comme une épreuve aux Jeux Olympiques : on en a chié, on a vomi, c’était dur, mais en fait tout le monde était là, on a des capacités de réparation qui sont très puissantes, y’a pas de soucis. 

Sauf que c’est rarement comme ça que ça se passe. La plupart du temps, il y a des violences et puis elles sont niées. Par l’armée, mais de moins en moins, quand il faut accueillir des soldats du front. Par toute une société, dès qu’une victime parle. Dans une famille, dans un groupe, dans une institution, partout, on dit « oui oui, bon ça, on verra plus tard ».

« En attendant, prends ces cachetons »

« Reviens me voir la semaine prochaine si la boîte n’a pas suffi »

« Ou jamais, sinon. Ne revenez jamais »

Oui, alors ça, c’est les plus lâches. J’entends parfois des récits de médecins qui font des prescriptions pour un membre de la famille via un autre membre de la famille. Des prescriptions pour quelqu’un qui a été vu un jour, des prescriptions « lourdes », et puis ça continue, ça s’est chronicisé, on ne s’en occupe plus ; c’est terrible ! 

C’est comme des migrants, sans papiers, qui ressortent des urgences psychiatriques le lendemain avec un carton d’anxiolytiques et de neuroleptiques ; « voilà voilà, bon courage ! ». Le système est fou !


La suite la semaine prochaine ! Merci d’avoir lu jusqu’ici.

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