
En augmentation régulière depuis plusieurs années, le jeu problématique fait désormais officiellement partie des addictions. Une addiction sans produit boostée par l’apparition des jeux en ligne, avec ses profils types, ses facteurs de risque et ses comorbidités, mais pour laquelle très peu de joueurs excessifs demandent encore à être aidés. Petit état des lieux d’après la thèse d’Adem Agoudjil un étudiant en pharmacie.
UN VÉRITABLE PACTOLE
En 2019, la France comptait 203 casinos avec un produit brut (les mises moins les gains) de 2,4 milliards d’euros, l’essentiel issu de 23 000 machines à sous dont les casinos ont l’exclusivité.
Avec 6,5 millions de clients (et près de 13 500 points de vente), le chiffre d’affaires du Pari mutuel urbain (PMU) atteignait quant à lui 9,56 milliards d’euros la même année, alors que celui de la Française des jeux (qui gère les jeux de tirage et de grattage) s’élevait à 17,2 milliards d’euros.
L’ADDICTION SANS PRODUIT
Apparu dès 1980 dans le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM) aux côtés de la kleptomanie et de la pyromanie, le jeu pathologique a été requalifié en « troubles liés à une substance et addictifs » dans l’édition 2013, officialisant ainsi son appartenance aux addictions. Une nouvelle définition qui introduit les notions de souffrance et de durée des troubles jusqu’alors absentes des définitions officielles, et qui fait disparaître la distinction entre abus et dépendance. En fonction du nombre de critères relevés, le jeu pathologique est classé en trouble d’intensité légère, modérée ou sévère.
LE PROFIL DES JOUEURS
Trois études conduites entre 2010 et 2019 permettent de dresser le profil des joueurs et leur évolution au fil du temps. En 2014, on apprend ainsi que :
– Les femmes sont plus représentées parmi les adeptes des jeux de grattage, moins dans les paris hippiques, le poker et les paris sportifs.
– Les joueurs de poker, paris sportifs et casino sont plus jeunes (de dix ans en moyenne par rapport à l’ensemble des joueurs).
– Les étudiants (7,2% des joueurs) sont plutôt adeptes des paris sportifs, du casino et du poker, moins des jeux de tirage et de paris hippiques.
– Les ouvriers (25,2% des joueurs) sont davantage paris hippiques et sportifs.
– Les employés (30,3% des joueurs), jeux de grattage.
– Les cadres et chefs d’entreprise (12,9% et 6,3% des joueurs), jeux de casino.
– Et les joueurs peu diplômés (55,4% des joueurs) sont davantage des parieurs hippiques.
Les jeux en ligne
Quatre ans après sa légalisation, le jeu sur Internet concerne un public plus masculin, plus jeune et plus favorisé socialement, avec des pratiques plus intenses en termes de fréquence et de dépense. La proportion de joueurs problématiques est ainsi plus importante parmi ceux qui utilisent Internet que parmi ceux qui ne l’utilisent pas.
Facteurs de risque
Certains facteurs de risque ont également été mis en évidence : le risque d’être classé comme joueur problématique est par exemple significativement plus important pour les joueurs de poker, jeux de casino ou paris sportifs et hippiques, que pour les joueurs de loterie. Plus les joueurs jouent fréquemment ou plus ils dépensent pour cette activité, plus la probabilité que leur pratique de jeu soit problématique est importante. La précocité d’expérimentation des jeux d’argent et de hasard augmenterait de même le risque de devenir joueur problématique.
Cinq ans plus tard (en 2019), le profil des joueurs s’est peu modifié mais certaines évolutions méritent d’être soulignées :
L’essor des paris sportifs, dont les mises ont été multipliées par 2,8, et plus encore sur Internet (mises multipliées par 4,6) dont le poids est devenu majoritaire.
Le boom d’Internet et des jeux en ligne, dont le nombre de joueurs a augmenté de 70% en cinq ans, essentiellement via les paris sportifs et hippiques et le poker.
Une dépense concentrée par une minorité : si la dépense moyenne par joueur est de 400 € par an, 10% d’entre eux concentrent 82,8% de la dépense totale. Les paris hippiques, sportifs et le poker sont les jeux qui occasionnent les plus grosses dépenses et se distinguent aussi par une pratique régulière, voire quotidienne.
SUBSTANCES PSYCHOACTIVES ET COMORBIDITÉS
Qu’il s’agisse de tabac, d’alcool ou de cannabis, les joueurs à risque consomment davantage de substances psychoactives.
Tabagisme. Alors qu’en 2010 la part de fumeurs quotidiens était d’environ 30% en population générale, ils sont environ deux fois plus nombreux parmi les joueurs excessifs.
Alcoolisme. Les consommations les plus à risque sont plus fréquentes chez les joueurs, plus encore chez les joueurs excessifs dont 26,3% ont un risque de dépendance à l’alcool.
Cannabis. Si la consommation annuelle des joueurs est comparable à celle de la population générale, celle des joueurs excessifs est plus élevée.
Différentes comorbidités sont également retrouvées, à commencer par le syndrome dépressif (42,2%), l’addiction aux substances psychoactives (33,2%) et les troubles de panique (20,2%), mais aussi l’anxiété généralisée, la phobie sociale, le stress post-traumatique, les troubles alimentaires ou les troubles obsessionnels compulsifs.
Et plusieurs facteurs individuels sont mis en avant, comme le sexe, l’âge, les antécédents familiaux (le risque de devenir joueur pathologique est multiplié par 3,3 en cas d’antécédent de jeu pathologique chez au moins un des deux parents) et/ou personnels (l’existence d’un TDAH est un facteur de risque majeur dans le développement de comportements addictifs dont l’addiction aux jeux).
TOUT POUR NOUS FAIRE PLONGER
La thèse explique ensuite comment l’industrie du jeu tire parti de l’addiction des joueurs.
D’abord, par la stimulation audiovisuelle. Une étude de 2018 a, par exemple, montré que les stimuli sonores et lumineux des casinos conditionnent les joueurs à jouer de manière impulsive et plus risquée, ce qui peut occasionner plus de pertes et des difficultés plus grandes à s’arrêter de jouer. Ces stimuli jouent donc un rôle important dans la prise de décision des joueurs et dans le renforcement de la dépendance au jeu.
Ensuite, par la stimulation olfactive : une étude a montré que le parfum ambiant brouille la perception du temps et que les intentions d’achat sont significativement plus positives dans un lieu parfumé, des études ayant par exemple révélé une augmentation de 45% du montant misé dans une salle parfumée, cette augmentation étant par ailleurs proportionnelle à la quantité de parfum vaporisé.
Le rôle des pronostiqueurs n’est pas non plus anodin puisque les bookmakers les rétribuent confortablement et leur assurent des revenus permanents, notamment grâce aux pertes des joueurs. Ils n’ont donc pas besoin de réaliser des pronostics gagnants pour gagner de l’argent, c’est même l’inverse quand une commission leur est versée sur la base d’un pourcentage des prises de paris perdantes (jusqu’à 40%).
Enfin, la publicité permet aux opérateurs de paris en ligne de cibler les citadins amateurs de sport et notamment les jeunes à l’aide de partenariats bien choisis et de campagnes publicitaires agressives centrées sur l’univers de la rue.
JOUER « RESPONSABLE »
Toutes les plateformes de jeux en ligne français comportent désormais un onglet « jeu responsable » qui permet de prévenir le jeu pathologique en décrivant les principaux symptômes (emprunter de l’argent pour jouer et avoir des difficultés à le rembourser ; négliger sa famille et ses amis au profit du jeu ; mentir aux autres sur ses activités…) et en donnant quelques conseils pratiques (comptabiliser son temps de jeu, se fixer des limites financières, ne pas envisager le jeu comme un moyen d’échapper à ses problèmes…).
Une ligne d’écoute (Joueurs info service 09 74 75 13 13) est également proposée, ainsi que des tests (evalujeu.fr) pour évaluer son niveau de risque et bénéficier de conseils personnalisés.
Plusieurs outils ont par ailleurs été mis en place par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) qui a vu le jour en 2010 : les limites de jeu (dépôt maximum, mise maximum, perte à ne pas dépasser, temps maximum de connexion… obligatoirement définies lors de l’inscription et qui s’appliquent automatiquement) ; l’interdiction de jeu (l’opérateur vérifie si les personnes sollicitant l’ouverture d’un compte ou en disposant sont inscrites dans le fichier des interdits de jeu tenu par le ministère de l’Intérieur) ; l’auto-exclusion temporaire (d’une durée minimum de 7 jours, à la demande du joueur qui ne peut l’interrompre) ou définitive (le joueur ne pourra solliciter l’ouverture d’un compte avant l’expiration d’un délai de trois ans).
UN JACKPOT POUR L’ÉTAT
Reste que quel que soit le type de jeu, les prélèvements effectués profitent majoritairement à l’État, 4,7 milliards d’euros en 2018, « plus que le budget de la Culture et de la communication par exemple ». Et l’auteur de s’interroger sur « les intérêts de l’État qui apparaît comme juge et partie sur la question de la régulation de l’offre de jeu en France », avant de conclure par quelques propositions pour que « le jeu reste une activité de loisir à laquelle on s’adonne pour se divertir et en retirer du plaisir » :
– Que l’État mène une politique de régulation de l’offre et de la publicité plus stricte en dépit de son intérêt économique ;
– Que les opérateurs cessent les pratiques commerciales peu éthiques et luttent contre le jeu chez les mineurs ;
– Et que les professionnels de santé soient formés au jeu pathologique afin de mieux aiguiller dans une démarche de soin et proposer une prise en charge optimale aux joueurs excessifs dont 72% n’expriment pas de demande d’aide.
Les paris sont ouverts…
Source : « L’addiction aux jeux d’argent », Adem Agoudjil, Sciences pharmaceutiques 2021.