alcool documentaire critique boire santé fête
©️ Photo du documentaire “Boire”, Bangumi

L’alcool en France : entre culture, addiction et tabou

Publié le 26 septembre 2025 par Léa

/

Cet article parle de : #drogues-legales #alcool #documentaires

Cette semaine, retour critique sur Boire, un documentaire réalisé par Élise Le Bivic, produit par France Télévisions et Bangumi. Le film interroge notre rapport intime, culturel et social à l’alcool, dans un pays où cette substance est à la fois célébrée, banalisée… et tue 49 000 personnes chaque année. Un documentaire largement médiatisé, auquel KEPS a voulu ajouter sa voix sur un sujet encore tabou, souvent mal compris.

L’alcool, une histoire qui colle à la peau

Musique mélancolique, images d’archives, visages souriants, ambiance douce-amère : Boire ouvre sur une France attachée à ses bouteilles. Une grand-mère lance : « Ça, c’est la France, il y a toujours une bonne bouteille ! »  Dès les premières minutes, le documentaire pose une question centrale : ce récit est-il toujours d’actualité ? Résonne-t-il encore ?

Rythmant les bonheurs, les réussites, les coups de mou, l’alcool, avant d’être un problème ou un piège, est une histoire personnelle et collective dans l’Hexagone. 

Un récit mêlant témoignages et images d’archives

Pendant 1h50, cinq personnes, hommes et femmes, de milieux et d’âges différents, viennent témoigner de leur rapport à l’alcool : des premières fois joyeuses, de l’alcool dit « festif », jusqu’à l’addiction. Une relation décrite comme « avec un mec toxique ». Tous et toutes sont sobres aujourd’hui, depuis quelques mois ou plusieurs années. Iels évoquent la difficulté de ne plus boire dans une société où l’alcool est omniprésent, et où son absence est toujours questionnée : « T’es sûr·e que tu ne veux pas un petit verre de vin, plutôt ? » 

La mise en scène minimaliste évoque une réunion des Alcooliques anonymes : cinq chaises disposées en cercle, on se concentre sur les récits. Est également présent le docteur Amine Benyamina, psychiatre spécialisé en addictologie, très actif sur TikTok. Le fil rouge du documentaire repose sur leurs récits entrelacés, entre témoignages face caméra, archives, et interventions de proches ou de spécialistes.

L’alcool : une histoire de premières fois et de rituels

Le chabrot sur les tables familiales, le « petit canard » (sucre trempé dans de l’alcool) en fin de repas, ou encore le verre de champagne pour « juste » tremper les lèvres lors d’une fête : ces traditions sont fréquentes dans de nombreuses familles françaises. 

Les témoignages sont ponctués d’images d’archives qui montrent l’intégration de l’alcool dès le plus jeune âge, alors même que sa consommation est interdite aux mineurs. Le documentaire interroge sur la dualité de la répression et de l’interdiction couplée à une habitude familiale, intime mais aussi populaire à la télévision. Jusqu’en 1956, les enfants buvaient à l’école de l’eau coupée au vin, puis ce fut interdit aux mineurs de 14 ans. Il est donc légitime de penser que nos habitudes sociales tournées autour de la consommation d’alcool proviennent de ces héritages. En France, en moyenne, on vit sa première cuite à 15 ans,  bien avant l’âge légal.

Toustes s’accordent à dire que, dans l’intimité comme dans le regard social, l’alcool fait partie d’un rite de passage vers l’âge adulte : jeux d’alcool, soirées, binge drinking. La psychologue Marion Acquier, interrogée, souligne : personne n’aime l’alcool au début. On se force, pour « faire comme les grands », pour s’intégrer dans un groupe. L’alcool devient alors une autre manière de vivre, de se découvrir. Les premières soirées sont synonymes de liberté, on fait tomber les barrières. On se sent plus viril·e, plus performant·e. 

Baptiste témoigne : « Je deviens quelqu’un grâce à l’alcool, je deviens un homme. »

Lou, elle, fait le choix de ne pas boire. Elle est stigmatisée parfois : à 21 ans, la norme, c’est de boire. Pour elle, ce refus est un acte d’affirmation, approuvé par le psychiatre Amine Benyamina. 

Mieux entrer dans la norme pour transgresser

Boire, c’est pour s’aider à draguer, se sentir beau/belle, affronter ses peurs.

Baptiste et Charlotte parlent de l’alcool comme d’une béquille pour s’émanciper ou prendre confiance. Baptiste raconte sa première fois : il avait bu une demi-bouteille de vin blanc. Il confie n’avoir jamais eu de rapport sexuel sobre auparavant. En France, 28% des 18-24 ans disent avoir besoin de boire avant un rapport sexuel. Plus tard, Baptiste évoque un viol, posant la question du consentement sous l’emprise de l’alcool. Charlotte fait ses études dans une école d’ingénieurs. À son arrivée, la fête et l’alcool rythment son quotidien, au point de devenir sa « matière préférée ». Avec le BDE (bureau des élèves, ndlr), les soirées à thème, les marques de bières sponsors, l’intégration passe par la boisson. Il faut être fier·e de sa descente, elle est valorisée.

En effet, la consommation d’alcool est étroitement liée à l’idée de performance et à la notion de virilité, boire c’est aussi être respecté·e. L’alcool devient une routine sociale et émotionnelle. Dépresseur agissant sur le système nerveux central, l’alcool influence la libération d’ocytocine, l’hormone du plaisir, il est courant et donc normal d’avoir envie d’y recourir. Notamment pour pallier parfois à ses émotions ou à l’anxiété, sujet traité par KEPS en début de semaine.  Ce plaisir est légitimé par la culture populaire : Sex & The City, où boire un « cosmo » est tendance ; Bree Van de Kamp dans Desperate Housewives, toujours accompagnée d’un verre de vin ; Sue Ellen dans Dallas, noyant son chagrin dans l’alcool. Ces images populaires banalisent l’alcool, normalisent le verre du soir, censé aider à la décompression.

Genre et alcool : la double peine pour les femmes

Thématique intéressante mais trop peu développée dans le documentaire : l’articulation entre consommation d’alcool et genre. Une femme qui boit trop n’est plus « mignonne », mais une femme qui ne boit pas est « coincée ». Boire seule est un signe de liberté, mais aussi de solitude. Marion décrit ce paradoxe : elle buvait pour combler sa solitude sans paraître faible. Lou témoigne, pour les autres, son refus de boire, c’est pas fun, c’est « la reloue ».

Les femmes sont aussi plus exposées aux violences : une femme qui boit n’est jamais responsable de ce qu’elle subit. Les agresseurs profitent de leur situation de vulnérabilité, du flou du consentement. Marion témoigne d’un viol par un ami de son père, lors d’une soirée. Malgré la libération de la parole, il reste difficile pour les victimes de parler : par honte, peur d’être moquées, ou culpabilisées. Le père de Marion lui dit qu’elle n’aurait pas dû boire trop : preuve que la culture du viol reste ancrée dans les mentalités. Les femmes du documentaire s’interrogent : voulons-nous vraiment un rapport sexuel lorsqu’on a bu ? Où commence la « zone grise » du consentement ?

L’alcool polarise : une femme qui boit est fautive, mais un homme violent qui a bu n’est « pas responsable ». En France, 22% des 18-24 ans déclarent avoir eu un rapport sexuel non consenti sous l’effet de l’alcool. 

Dans les agressions facilitées par les substances, l’alcool est le produit psychoactif le plus utilisé dans les cas de soumissions chimiques. En provoquant la désinhibition, il peut favoriser des comportements violents, parfois utilisés par les agresseurs pour justifier leurs actes. Toutefois, la consommation de substances n’est pas la cause des violences, qui trouvent leurs racines dans des rapports de domination et des normes sexistes.

Addiction : des clichés tenaces

David et Jean-François, deux hommes d’une cinquantaine d’années, racontent leur chute progressive. L’un, ancien sportif, s’enfonce dans l’alcool pour fuir la solitude. L’autre, père de quatre enfants, boit pour échapper à la pression familiale et pro. Leur profil ne colle pas au cliché de « l’alcoolique », et c’est bien là le problème.

Dans une société où l’alcool est valorisé, difficile de se dire malade. Le psychiatre Amine Benyamina rappelle que l’alcool est un dépresseur, légal, accessible, plus facile à obtenir que du Xanax®

Une histoire politique et culturelle

Le documentaire évoque rapidement l’histoire politique du vin : dans les années 1930, on vantait ses vertus santé ; le « French Paradox » vantait un cœur en pleine forme grâce au rouge. Depuis, la loi Évin a limité la pub, mais les lobbys restent puissants. Même les présidents jouent le jeu : un verre à la main pour paraître « cool » ou « viril » et proche de ses concitoyens. 

Et si on changeait notre rapport à l’alcool ?

À l’issue du documentaire, un constat s’impose : dans une société où l’alcool est omniprésent, entamer un parcours de sobriété reste un défi social autant qu’intime. Tous les témoins soulignent la pression quotidienne exercée par un environnement qui valorise la consommation, minimise les refus, et questionne ceux qui s’en écartent. Dire « non » à un verre suscite des interrogations presque intimes, là où d’autres choix personnels, comme ne pas manger de gluten, ne soulèvent aucune polémique.

Le documentaire met en lumière la complexité de l’addiction à l’alcool, loin des clichés. Il donne la parole à des individus qui, aujourd’hui sobres, se disent apaisés et heureux.
Boire réussit le pari de conjuguer regard personnel et analyse politique : il décrypte les mécanismes de l’addiction sans culpabiliser les témoins, et propose une représentation plus juste, plus humaine, de la dépendance. Ces nouveaux récits sont précieux : ils participent à briser les tabous, à normaliser la parole, et à remettre en question la banalisation culturelle de l’alcool par rapport à la consommation d’autres drogues. 

Mais Boire se concentre surtout sur des cas marqués par l’addiction sévère. On regrette l’absence de parcours moins dramatiques, ou d’angles plus éducatifs sur la réduction des risques. En effet, nous ne sommes pas toustes égaux sur le terrain addictif. La lutte contre l’alcoolisme reste trop souvent individuelle, alors qu’elle devrait aussi être collective. ​​En 2022, le Fonds de lutte contre les addictions (FLCA)  a consacré 121 millions d’euros dans la lutte contre les conduites addictives, notamment le tabac et l’alcool. Encore faut-il que la société suive.

Pour aller plus loin on vous propose : 

Un podcast : Alcool, dating & consentement par Agapé et les autres

Un livre : Sans alcool par Claire Touzard, aux éditions J’ai lu

As-tu aimé cet article ?

Ces articles pourraient aussi t'intéresser