Le nouveau film avec Demi Moore et Margaret Qualley a cassé la baraque à Cannes en provoquant vomissement et sorties de salle précipitées (et en récoltant le prix du meilleur scénario au passage). Au cinéma depuis mercredi dernier, nous l’avons déjà vu deux fois, et pour cause : il s’agit peut–être du meilleur film sur la dépendance sorti ces dernières années. Retour sur un grand huit cinématographique à déconseiller aux âmes trop sensibles.
La bande annonce, qu’on vous encourage vivement à ne pas regarder si vous voulez profiter de l’expérience que propose le film avec l’œil le plus neuf possible.
De quoi ça cause ?
Elisabeth Sparkle fête ses 50 ans et son producteur la met à la porte car elle ne correspond plus aux attentes des téléspectateurs. Finito son émission matinale de fitness ! Elle prend sa voiture complètement hagarde à la suite de son entretien de remerciement et elle se fait percuter par une voiture. Heureusement, elle n’a rien de cassé (sur le plan physique évidemment) mais à l’hôpital, elle a un curieux échange avec un infirmier. À la suite de cela, elle se retrouve avec une clé usb publicitaire qui vante LA SUBSTANCE qui permet de retrouver une version améliorée de soi-même. Plus jeune, plus belle, plus mieux. Après un bref échange avec elle-même, Elisabeth contacte la société puis va récupérer son colis au point relais. Quelques indications laconiques plus tard « Activez une seule fois / Stabilisez chaque jour / Permutez tous les 7 jours sans exception », elle s’injecte le produit vert fluo.
De là naît d’elle une seconde version d’elle-même : Sue. Plus jeune, plus fit bien que pas méga ressemblante (mais c’est un détail). Alors qu’en toute objectivité, même a 60 ans passés, l’actrice correspond encore aujourd’hui aux standards de beauté. Elle sort de l’épine dorsale de Demi Moore inerte sur le sol de sa salle de bain, ouverte en deux. Ensuite, les règles du jeu sont simples :
- il faut nourrir le corps dormant avec une perfusion,
- s’injecter chaque jour le fluide prélevé par ponction lombaire pour stabiliser le nouveau corps,
- échanger les rôles tous les sept jours afin que l’expérience soit la plus satisfaisante possible.
Attention spoilers…
Au début, tout se passe bien. Elisabeth avec le corps de Sue postule rapido à l’annonce de casting qui cherche sa remplaçante et elle fait sensation ! Le succès lui ouvre ses bras (à travers le répugnant manager Harvey) et Elisabeth est carrément grisée par cette célébrité retrouvée. Puis rapidement, Sue grignote du temps supplémentaire. Ce temps volé à Elisabeth se traduit par un vieillissement exagéré de certaines parties de son corps. À la hauteur du préjudice subi, pourrait-on dire. À ce moment–là, Sue et Elisabeth vivent deux vies radicalement différentes : une phase maniaque (Sue qui enchaîne le taf et les conquêtes avec succès) et une phase mélancolique (Elisabeth, cloîtrée chez elle en proie à sa détestation et à sa culpabilité grandissante de se laisser bouffer par Sue).
On les voit appeler mécontentes le service clients de THE SUBSTANCE qui leur répète qu’elles sont la même personne, qu’elle n’a qu’à respecter les règles mais aussi qu’elle peut arrêter l’expérience à tout moment. Par contre, tout ce qui a été perdu est perdu pour toujours. Malgré les dommages évidents sur son corps, sa santé mentale et sa vie sociale, elle n’arrive pas à se résoudre à arrêter.
On lit partout sur Internet que le sujet du film, c’est la place des femmes dans l’industrie du divertissement ainsi que le regard de la société (et surtout des hommes) sur le corps féminn. Alors certes, bien sûr que ça parle de ça, mais pourquoi personne ne parle de toute la partie qui raconte les addictions ? On a lu et vu beaucoup d’interviews pour préparer cet article, et pas un ne relève la pertinence du propos de Coralie Fargeat (réalisatrice et autrice du film) sur les conduites addictives.
Pire encore ! Beaucoup semblent en vouloir au personnage de Demi Moore de ne pas s’arrêter à temps. La perte de contrôle fait partie du diagnostic du trouble de l’usage de substance. C’est la fameuse boulimie de drogue dont nous parlait par exemple Simona dans notre épisode du Plan Cam·e.
L’addiction dans tout ça
Pour résumer, on a un personnage qui, par l’entremise d’un parfait inconnu, découvre une substance miraculeuse qui pourra la sortir d’une passe difficile (femme seule, quinquagénanire, perte d’emploi). Elle passe commande et se fait livrer en point relais le kit de consommation. Elle s’injecte et dissocie son esprit dans deux corps distincts qui mènent des vies radicalement différentes mais doivent respecter l’équilibre d’une alternance régulière. Ces vies sont si opposées que leur alternance devient de plus en plus difficile, la culpabilité de l’une alimente la colère de l’autre, ce qui mène à une consommation hors des règles avec multiplication des conduites à risques.
Rapidement le corps de l’hôte – la matrice – Elisabeth souffre de dommages physiques importants, sa vie sociale déjà pas gaie se resserre et elle en vient à ne plus sortir de chez elle que pour se recharger en produit, logiquement sa santé mentale prend aussi cher (avec des scènes à ringardiser la folie de Requiem for a Dream). Au regard de ce qui est déjà perdu (au niveau de sa santé) mais avec la promesse d’une vie meilleure vécue à travers Sue, elle n’arrive pas à arrêter malgré la nécessité de le faire. Demi Moore, qui passe une bonne partie du film sous des prothèses et du maquillage, livre une performance incroyable et fait passer un tas d’émotions.
Et malgré l’aspect fantaisiste du film, il est facile de se mettre à sa place. On la voit d’ailleurs essayer de se reprendre en main, malgré tout. Essayer d’aller à un rendez–vous, de se dire qu’elle a droit à une vie qui lui appartient… mais non. L’effort est trop coûteux, elle ne croit déjà plus du tout en elle et la vision de Sue (inerte, en affiche, à la télé) la poursuit et la condamne.
Attention encore + spoilers
Aux trois–quarts du film, Sue est véritablement hors d’elle qu’Elisabeth « gaspille » son temps à « s’empiffrer devant la télévision » alors qu’elle, elle est obligée d’organiser son emploi de temps de nouvelle star autour de la sacro-sainte alternance. Folle de rage, elle va alors traire sa matrice du fluide stabilisateur à travers un abcès purulent qui a fait frémir la salle de cinéma. Puis le film fait un bond de trois mois.
Sue a pris le contrôle total, Elisabeth est cachée dans le placard et un matin il n’y a plus de fluide stabilisateur. La seule solution est de permuter, mais c’est la veille du grand spectacle de Sue. Elle aimerait bien se passer la permutation mais c’est soit ça, soit la mort. Elle échange et on découvre alors une Elisabeth monstrueusement déformée…
On pourrait vous spoiler le grand final mais on ne le fera pas, tant le spectacle gore et grotesque qui est servi est réjouissant à ce moment du film. Une vraie catharsis jusqu’au-boutiste dans laquelle tous les personnages paient le prix fort. Intense, explicite et aussi métaphorique. On assiste à la lutte interne d’un individu dissocié sur le rapport entretenu avec un produit qui attaque le corps autant qu’il soulage l’esprit.
Un film inclassable
Classé en drame, épouvante ou horreur, c’est un film dont il est compliqué de parler sans devoir révéler des pans entiers de l’intrigue. Néanmoins, ce n’est pas un film d’horreur ; il n’y a pas d’esprit frappeur, de démon ni de tueur en série. En revanche, les outils narratifs utilisés, le travail d’effets spéciaux ainsi que les prothèses et les litres de faux-sang concourent à représenter visuellement des scènes d’une grande violence (qu’elle soit psychologique et métaphorique comme physique et nerveuse).
Le body horror est donc moins un genre qui relève de l’horrifique que du fantastique. Et c’est bien cette rupture avec le réel qui permet à la réalisatrice de montrer de manière aussi abrupte des comportements autodestructeurs déjà renseignés par les sciences humaines. Divertissant, intense, pertinent, sacrément généreux : THE SUBSTANCE est un film à voir.
On pourrait encore parler pendant des pages et des pages de la richesse des références, des hommages stylistiques, de la critique outrancière du Male-Gaze et du regard fragmenté mais on va s’arrêter là.
The Substance est un film franco–britannique produit par Mubi et réalisé par la Française Coralie Fargeat sorti en 2024, il dure 140 minutes.