
Des réalités fréquentes, souvent invisibilisées
Dépression, troubles anxieux, bipolarité, troubles du stress post-traumatique… Ces mots sont de plus en plus présents dans l’espace public, et c’est tant mieux. Mais un pan entier de la réalité reste souvent ignoré : le lien entre santé mentale et usage de drogues. Pourtant, cette intersection est fréquente, et loin d’être anecdotique. En France comme ailleurs, les études montrent que les personnes vivant avec des troubles psychiques présentent un taux d’usage de substances largement supérieur à la population générale – et inversement. Ces chevauchements appellent des réponses nuancées, et surtout, moins stigmatisantes.
Quand les drogues deviennent des outils de gestion des symptômes
Il est courant que des personnes utilisent des substances psychoactives pour soulager leurs symptômes, gérer leurs émotions, ou simplement fonctionner au quotidien. C’est ce qu’on appelle souvent, dans le champ de la réduction des risques, une forme d’automédication.
Voici quelques exemples concrets, issus du terrain et des recherches cliniques :
- Cannabis et troubles anxieux ou post-traumatiques. De nombreuses personnes rapportent utiliser le cannabis pour apaiser des crises d’angoisse, améliorer leur sommeil ou atténuer des flashbacks. Si cet usage peut parfois réduire l’anxiété à court terme, il peut aussi entraîner une dépendance ou aggraver l’isolement social.
- Stimulants (cocaïne, amphétamines, MDMA) et dépression / trouble borderline. Les effets euphorisants ou désinhibants sont recherchés pour contrer l’apathie, la fatigue chronique ou un sentiment de vide intérieur. Mais ces substances peuvent accentuer la vulnérabilité émotionnelle ou provoquer des épisodes maniaques ou psychotiques.
- Alcool et troubles bipolaires. L’alcool peut être utilisé pour apaiser, ralentir l’esprit lors d’états d’excitation, ou accompagner des phases de désespoir. Il agit comme un dépresseur du système nerveux central, ce qui peut stabiliser temporairement certaines émotions… tout en aggravant la dépression à long terme.
- Kétamine et pensées suicidaires. Certains usagers ont recours à des doses modérées de kétamine pour atténuer rapidement des idées noires. D’ailleurs, la kétamine fait aujourd’hui l’objet de recherches médicales dans le traitement de la dépression résistante, ce qui montre bien la porosité entre usage récréatif et usage thérapeutique.
Ces stratégies d’automédication ne sont pas anodines. Elles révèlent de tentatives de s’adapter, de survivre, de reprendre le contrôle – même temporairement.
Des risques accrus mais non inéluctables
Ces usages peuvent soulager certaines souffrances mais aussi entraîner des effets inverses : aggravation des symptômes, développement d’une dépendance, isolement accru ou crises psychiatriques.
Un usage fréquent ou non maîtrisé de substances peut :
- entretenir un état anxieux ou dépressif, en particulier après l’effet de la substance (« redescente ») ;
- provoquer des décompensations psychotiques, notamment avec des produits hallucinogènes (LSD, champignons, DMT) chez des personnes à risque ;
- interférer avec les traitements psychiatriques, en altérant leur efficacité ou en générant des effets secondaires graves.
Drogues et traitements psy : attention aux interactions
Une dimension trop souvent sous-estimée est celle des interactions pharmacologiques entre les drogues consommées et les médicaments psychotropes prescrits (antidépresseurs, neuroleptiques, anxiolytiques, thymorégulateurs, etc.).
Quelques exemples de risques importants :
- Antidépresseurs ISRS (type sertraline, fluoxétine) + MDMA : risque de syndrome sérotoninergique, une réaction potentiellement grave liée à une accumulation excessive de sérotonine dans le cerveau.
- Benzodiazépines + alcool / opiacés : effets dépresseurs renforcés, pouvant conduire à des troubles respiratoires, des pertes de conscience, voire une overdose.
- Stabilisateurs de l’humeur + cannabis / psychostimulants : perturbation de l’équilibre neurochimique recherché, avec un risque de déclenchement de phases maniaques ou de confusion mentale.
- Neuroleptiques + hallucinogènes (LSD, kétamine, DMT) : interactions imprévisibles pouvant renforcer la désorganisation mentale ou provoquer des crises aiguës.
Ces risques ne doivent pas servir à disqualifier ou diaboliser les personnes, mais à informer, prévenir et adapter les accompagnements. Un suivi médical ouvert au dialogue, associé à une démarche de réduction des risques, est fondamental.
Vers un soin qui ne choisit pas entre santé mentale et usage de stup
Ce que les personnes concernées demandent, ce n’est pas qu’on les « corrige », mais qu’on reconnaisse leurs efforts d’adaptation, qu’on entende leurs usages, leurs besoins, leurs stratégies – sans moraliser, sans exclure. Trop souvent, elles se retrouvent ballottées d’un service à un autre, ni vraiment prises en charge en addictologie, ni vraiment suivies en psychiatrie (Minkoff, 2001).
Il est temps de décloisonner, de créer des espaces d’accueil inconditionnels, de renforcer les liens entre les dispositifs de soins, de RdR et de santé mentale. Des lieux où l’on puisse parler de ses consommations sans être réduit à elles, et aborder ses troubles sans être jugé.
Être usager de drogues et vivre avec une souffrance psychique, ce n’est pas une anomalie. C’est une réalité humaine, complexe, et souvent marquée par des contextes de précarité, de violence, d’exclusion. Pour avancer, il faut commencer par là : écouter, comprendre, accompagner, sans stigmatiser, exclure ou étiqueter.