
Plus de huit femmes (cis et trans) et personnes non–binaires sur dix déclarent avoir subi des violences sexuelles en milieu festif en 2025. C’est le résultat, édifiant, d’une enquête menée par l’association Consentis. En free party, le problème est aussi présent qu’ailleurs. Sur le terrain, des collectifs mènent un travail de longue haleine pour sensibiliser les organisateurices et lutter contre les violences sexistes, sexuelles et de genre (VSSG). C’est le cas de Red Flag Riposte, collectif né en 2022, que nous avons rencontré pour clore notre série sur le mouvement de la free party. Interview à plusieurs voix.
Pouvez-vous nous raconter la naissance de votre collectif ? De quel postulat, quelles expériences, est-il parti ?
Julie : À l’origine, Red Flag est né un peu par hasard, lors d’une teuf du Nouvel An 2022. On était huit meufs – certaines orgas, d’autres intervenantes en RdR, ou juste passionnées de teuf. Ce soir-là, sans trop y réfléchir, même si ça me trottait dans la tête depuis un moment, j’ai lancé l’idée de créer une conversation, juste au cas où il se passerait un truc pendant la soirée. Un espace de veille, de soutien. Rien d’officiel, juste un réflexe spontané entre meufs concernées. Quelques jours plus tard, les premiers messages ont commencé à circuler. On échangeait des ressentis, des idées, des constats. Et puis, on a décidé de se voir en vrai. À ce moment-là, on commençait à préparer un multison en Île-de-France, prévu pour accueillir plus de 3 000 personnes. On savait qu’il fallait penser la question des VSS à cette échelle-là, qu’on ne pouvait pas juste espérer que « ça se passe bien ».
La première réunion s’est tenue un mardi soir. Je ne sais même plus combien de temps ça a duré – 4 heures ? 6 heures ? On n’a pas vu le temps passer. On a passé la soirée à se raconter, chacune notre tour, nos vécus dans la fête libre. Et très vite, on s’est rendu compte qu’on partageait des vécus étrangement proches – des expériences marquées par des violences, parfois évidentes, parfois plus insidieuses. Le constat était clair : il existait une masse d’histoires traumatiques, passées sous silence, banalisées ou étouffées. Des histoires qui avaient besoin d’être entendues, reconnues pour ce qu’elles sont, et surtout, transformées collectivement.
Au sein du Red Flag Riposte, on est aujourd’hui une quinzaine de personnes sexisées. Certain·es étaient là à la création, d’autres nous ont rejoint·es peu après, et d’autres encore tout récemment, il y a à peine quelques mois. Le groupe s’est élargi, renouvelé, tout en gardant ce qui faisait sa force au départ : l’envie de se soutenir, de se croire, de se protéger, et de reprendre du pouvoir dans nos espaces de fête. On espère qu’à terme, d’autres antennes pourront voir le jour, en s’appuyant sur une charte commune qui nous ressemble, qui protège, qui relie.
Le milieu de la free est un milieu très masculin qui n’est pas du tout exempt des problématiques de violences sexistes, sexuelles et de genre. Comment votre démarche a-t-elle été accueillie par les sound systems ?
Stella : Je pense que l’accueil et la réception de notre travail dépendent de beaucoup de choses. Le sujet des VSSG est plus important (central en vérité) qu’il ne l’était auparavant bien qu’il reste beaucoup de choses à faire. Ainsi, peu importe ce que les gens pensent personnellement de ce qu’on fait, il est rarement verbalisé que notre travail n’est pas le bienvenu ou qu’il dérange, c’est généralement le contraire. Cependant, dans un milieu très masculin comme celui-ci, malgré les valeurs défendues, on constate que les habitudes ont la vie dure. Qu’il s’agisse de comportements problématiques intériorisés depuis l’enfance ou de violences symboliques (verbales mais pas que), la transphobie ou le sexisme banalisé et/ou décomplexé entre autres, toutes ces attitudes trouvent encore une place de choix dans nos milieux. Lors d’interventions, il arrive des fois où, même si l’on fait appel à nous, par la suite, on ne se sent pas forcément pris·es au sérieux ou vraiment écouté·es, ce qui est très agaçant. Mais ce n’est pas la majorité des cas et heureusement.
Comment s’installe une intervention en free ? Est-ce que vous êtes démarché·es ou est-ce vous qui démarchez ? Est-ce que vous intervenez ailleurs que dans des teufs ?
Luisa : En général, on est démarché·es – aussi parce que les sounds commencent à nous connaître, ont entendu parler de nous. Avoir des copaines orga, ça a aussi facilité la chose car on était présent·es sur leurs évènements et iels parlaient de nous à d’autres sounds, qui ont petit à petit également demandé notre présence sur leurs évènements.
On intervient en free, parce que c’est né de là et qu’on est investi·es dans ce mouvement, mais également ailleurs : il nous arrive d’intervenir sur des événements légaux, dans des tiers-lieux, etc.
Pour répondre à une demande d’intervention, on s’informe quand même de l’ampleur de l’évènement (combien de personnes attendues notamment) et d’une idée de l’emplacement géographique. Ensuite, on voit quels sont les besoins humains pour pouvoir tenir le stand, le chill en mixité choisie (sans hommes cis-het), et faire les maraudes.
Lyre: Je trouve que la présence de la RdR VSSG n’est pas encore suffisamment prise au sérieux. Le nombre de grosses teufs qui sont organisées sans qu’un dispositif VSSG soit mis en place, ce n’est plus possible. Il n’y a plus de teufs sans RdR relative aux produits, cela devrait être pareil pour les VSSG.
Que mettez-vous en place en soirée ? L’accueil de la parole des victimes, mais aussi de la médiation avec les agresseur·es ?
Luisa : Ce qu’on propose quand on intervient, c’est un stand avec des produits de réduction des risques, tant sur le plan sexualité que conso, des produits hygiéniques, et aussi beaucoup de flyers et de fanzines pour informer. On essaie toujours d’avoir des bonbons à dispo aussi !
À côté du stand, on propose un espace chill en mixité choisie sans hommes cis-het.
On définit aussi un espace de réassurance pour pouvoir accueillir les personnes un peu loin du son et pouvoir mieux s’entendre et être dans un espace tranquille.
En dehors de ces espaces fixes, on organise des maraudes en binôme (minimum) qui se déploient sur tous les espaces : parking, murs de son, zones pipi…
L’accueil de la parole des victimes peut donc se faire au stand, en zone de réassurance, mais aussi parfois durant les maraudes.
Nos actions sur place dépendent de ce qu’on voit et/ou de ce qu’on nous rapporte. Pour les agresseureuses, on réfléchit selon 3 modalités : dialogue/avertissement ; sanction ; exclusion. Nos actions après l’événement peuvent être : accompagnement de la victime, accompagnement de l’agresseureuse, médiation, réorientation.
En dehors des actions de terrain, effectuez-vous du travail de sensibilisation en amont, notamment auprès des organisateurices ?
Luisa : En dehors des interventions de terrain, on fait aussi de la sensibilisation en discutant de ces sujets dès qu’on en a l’opportunité, en conseillant ou en amenant des flyers / fanzines / lectures sur les VSSG et leurs impacts. Et on fait notamment des sessions de formations auprès des personnes intéressées pour s’investir sur des évènements ou dans l’asso, mais aussi auprès des orgas en amont de leurs évènements.
Pendant ces formations, on essaye de parler des expériences de chacun·e (qu’est-ce qui s’est passé, comment avez-vous réagi ? qu’est-ce qui a été difficile ?) ; on fait un gros point sur le lexique (genre vs sexe ; mixité choisie ; différents types de VSSG), un point sur le trauma (inévitable pour bien prendre en charge les situations) et ensuite, on expose nos modes d’action sur le terrain : intervention préventive, réactive…
On passe aussi un moment sur la question du positionnement de manière plus globale, en dehors des évènements, et sur la question du call-out.
Lyre : Concernant le suivi, on accompagne les gens dans leurs parcours de réparation, on procède au cas par cas. C’est aussi un moyen de s’apporter du soin communautaire loin des institutions et des parcours proposés par le milieu médical et judiciaire qui sont plus que défaillants sur ces questions-là et qui ont même parfois tendance à faire plus de dégâts.
Avez-vous le sentiment que les choses évoluent dans les espaces festifs ? Ou est-on encore loin du compte, voire y a-t-il un recul ?
Lyre : Oui, les choses évoluent sur certains aspects et heureusement. Après, c’est encore difficile. Déjà rien qu’en posant un chill en non–mixité, il faut voir le nombre de personnes qui crient au scandale car 5m2 d’un champ ne sont pas accessibles aux hommes cis–het.
Certes, on commence à voir de plus en plus des personnes queers et des meufs mixer mais déjà c’est une galère pour obtenir une place sur une line up, et on attendra toujours de nous une performance de dingue, un sans faute, avec supplément random type qui vient derrière nos platines nous apprendre à mixer. Le genre de choses qui t’arrive pas quand t’es un homme cis–het. Il y a aussi encore des personnes qui se privent d’aller en teuf car leurs agresseurs y vont. Il y a encore trop de gens qui ont des réactions de merde quand on leur dit que quelqu’un est un agresseur et qui ne prennent pas la bonne position.
Après, il y a aussi de nombreuses choses qui donnent espoir. Aux 30 ans de T+, on avait mis en place un big infokiosque et j’ai été choquée d’à quel point les gens étaient grave intéressés. Quand on est là sur les teufs, il y a aussi plein de gens qui viennent nous dire des choses sympas, ça rebooste grave quand tu passes une journée en teuf à gérer des cas intenses et à expliquer à des mascu pourquoi le chill en non–mixité n’est pas pour eux.
Mais j’ai quand même l’impression qu’on tend vers du mieux, on est de plus en plus de gens ultra deter à ce que la teuf ne soit plus seulement un espace fait et mené par des hommes cis–het.
Stella : Malgré les mêmes comportements problématiques qu’on retrouve à chaque teuf et en vrai dans tous nos espaces militants et sociaux, je trouve qu’on assiste quand même à la mise en place de nouvelles dynamiques. Notamment la volonté de mettre fin à l’impunité des agresseureuses quand iels commettent des violences sur autrui. Ça n’est pas toujours fait de la façon qu’on espérait, mais c’est déjà quelque chose. La parole des victimes, les récits et les expériences de chacun·e prennent plus de place, se frayent un chemin pour se faire entendre. Ainsi, je ne pense pas qu’on puisse réellement parler de recul, mais du fait qu’on voit l’horreur de plus près. Alors, il s’agit plutôt de constater la place que prennent toutes ces choses dont on ne parlait pas avant, qu’on ne voyait pas réellement ou qu’on ne voulait pas voir.
Un autre point à soulever est celui du réflexe, il me semble, plus rapide et croissant, de certaines personnes à venir nous voir rapidement. Qu’il s’agisse d’un signalement de la présence sur site d’un·e agresseureuse, du récit d’un témoin de violence ou d’une victime d’agression(s). Cependant, les personnes formées aux questions des VSSG sont encore trop peu nombreuses. Il n’est plus question de relayer ces thématiques au second plan, il faut travailler ensemble et former les gens correctement à la prise en charge de ces violences omniprésentes.
Selon vous, que faudrait-il mettre en place pour qu’une teuf soit safe ?
Julie : Pour moi, le minimum, c’est que toute personne ayant un pied sur site – que ce soit en tant qu’orga, teufeureuse, bénévole, ou intervenant·e – se sente concernée par les questions de violences, au sens large. Pas juste quand un drame éclate, mais dans une attention constante à ce qui se joue autour de soi : les dynamiques de pouvoir, les malaises, les limites non respectées. Se sentir concerné·e, ça veut dire ouvrir les yeux, écouter, se former, et prendre sa part de responsabilité pour que nos espaces soient plus sûrs pour toustes.
Lyre : Déjà safe, ça n’existe pas, on peut essayer de rendre l’espace plus sécurisant mais
prôner qu’un espace est safe, c’est impossible. Il faut un spot avec plusieurs entrées et sorties qui ne mettent pas en danger le public. Il faut que la RdR soit ultra visible, avec un grand stand, et une lumière suffisamment importante la nuit pour que les gens puissent se voir et que nous, pendant nos maraudes, on puisse voir ce qu’il se passe.
Qu’il y ait moins de tolérance à l’égard des gens qui frottent dans le son, de ceux qui draguent des personnes bien plus jeunes, des gens qui ont des comportements transphobes, racistes, misogynes. Qu’il y ait autant de meufs et de queeros qui mixent que d’hommes cis–het.
Qu’il y ait plus de performances d’artistes queers. Il y aura toute une partie dédiée à ces questions dans mon prochain fanzine.