
« Si la nourriture illumine ta journée, c’est que ta vie est vraiment merdique », « Arrête de te récompenser avec de la bouffe, tu n’es pas un chien », « J’espère que ce que tu as mangé vaut la peine d’être gros cet été »… Des phrases cinglantes, agressives, culpabilisantes et surtout dangereuses, appuyées par des vidéos de femmes souvent très jeunes en situation de maigreur extrême visibles sur les réseaux, notamment TikTok, et trouvables en un clic : bienvenue dans l’univers effrayant de la SkinnyTok, cette trend qui affole la toile mais aussi les professionnels de santé.
COACHING EN ULTRA–MAIGREUR ET ADDICTION
Accessibles à des publics très jeunes, ces vidéos glorifiant la faim, la douleur et le contrôle font de la souffrance un facteur de reconnaissance. Descendue des mouvements « pro-ana » (pro-anorexie) qui ont connu leur apogée dans les années 2000-2010 sur les Skyblogs ou Tumblr, la SkinnyTok fédère également autour d’elle des jeunes filles qui prônent et glamourisent l’anorexie mentale en se soutenant et se coachant à travers des méthodes pour atteindre une ultra-maigreur. Au programme : des régimes alimentaires drastiques et sous–caloriques, où l’on conseille de manger des glaçons en cas de faim, avec des phrases injurieuses censées motiver à se priver de nourriture et une hyperactivité physique pour brûler un maximum de graisse.
Dans une ère numérique où on ne considère pas nécessaire de faire de l’éducation aux réseaux sociaux, c’est toute une communauté qui émerge autour d’une addiction reposant sur la comparaison aux autres et la haine de soi, baignant dans toutes les injonctions poussées à leur paroxysme pour coller au plus près à ce que les standards de la mode ont fait de « l’idéal féminin ». Contrairement aux pages Internet des années 2000 qui n’étaient accessibles que si on en faisait soi-même la recherche, la version moderne peut apparaître à tout moment sur son feed, et pour peu qu’on s’y attarde, c’est rapidement tout l’algorithme qui s’en retrouve bombardé. Être ainsi exposé.e à la maigreur extrême dans un système où réseaux sociaux, contenus toxiques et addictions s’entremêlent à grands renforts de culpabilisation et surtout si l’on est adolescent.e – moment charnière mentalement et physiquement concernant son rapport au corps –, ouvre la voie aux troubles du comportement alimentaire (TCA), fragilise la santé mentale et aggrave même ces vulnérabilités.
MALADIE DÉVASTATRICE ET COMPLICITÉ NUMÉRIQUE
Les conséquences sont terribles sur le plan physique et psychique : aggravation ou prolongation des TCA, anxiété chronique, dépression allant jusqu’au risque de tendance suicidaire. Les taux de mortalité chez les personnes atteintes d’anorexie mentale, de boulimie, ou d’hyperphagie boulimique sont alarmants, notamment en raison de la dénutrition aiguë et de la déshydratation et des troubles électrolytiques anormaux qui augmentent drastiquement les risques cardiaques. De plus, d’autres symptômes apparaissent en raison de diverses carences, casse des cheveux et des ongles, retard de croissance et de puberté, disparition des menstruations… Quant aux conduites addictives elles peuvent se cumuler, avec une dépendance à différents produits afin de contrôler son poids, qu’il s’agisse de médicaments tels que les laxatifs, ou de drogues comme les stimulants qui agissent comme coupe-faim.
Ce phénomène affolant cache ainsi une réelle maladie sous-jacente. L’anorexie mentale, avec la boulimie, l’hyperphagie et tous les troubles du comportement alimentaire sont en réalité les conséquences de diktats sociaux bien établis, auxquels les adolescentes, plus vulnérables, sont exposées de plein fouet.
Mais où est passée la timide ère du body positive ? Bien vite retombée, voire utilisée hypocritement par des créateurs pour se faire passer safe dans des défilés où l’on observe une taille 40 pour cinquante mannequins 32, c’est la surreprésentation de la maigreur à laquelle on confronte les femmes en permanence, et ce sont à ces standards-là de beauté qu’on leur demande de ressembler.
Face à cette montée en puissance des contenus et de leurs adeptes, la ministre chargée du Numérique a dénoncé une « tendance inadmissible » et saisi le régulateur des médias (Arcom) et la Commission européenne. L’Arcom a indiqué à l’AFP s’être « d’ores et déjà saisie du sujet compte tenu du risque de santé publique que ce phénomène peut représenter ». Il s’agirait notamment que les plateformes s’engagent à faire une modération efficace. TikTok a assuré à l’AFP avoir « mis en place des règles strictes contre le body shaming (dénigrement du corps, ndlr) et les comportements dangereux liés à la perte de poids ». « Afin de protéger les adolescents, nous limitons l’accès aux contenus présentant des idéaux corporels néfastes. » Désormais, lorsqu’on tape « SkinnyTok », un court message de prévention s’affiche renvoyant vers des ressources ou invitant les personnes à se confier à quelqu’un de confiance. Cependant, les vidéos, qui comptent plus de centaines de milliers de hashtags, sont quant à elles toujours bien visibles. Même combat pour Meta, qui affiche une page d’aide contournable sans efforts, et sans compter la puissance des algorithmes qui les affiche toujours sans protection aucune, pour peu qu’on ait stalké un peu ce type de vidéos.
SUS A LA GROSSOPHOBIE
Mais si le milieu de la mode reste bien évidemment le modèle le plus criant, il se décline de manière insidieuse dans plein de strates de la société et finalement, ces injonctions à avoir tel type de corps porte un stigmate en toile de fond : la grossophobie. Oppression invisibilisée, elle consiste, à grands renforts de classicisme et de jugement, à culpabiliser les personnes en les tenant responsables d’un état physique, les suspectant de paresse, de fainéantise, en rendant coupables ceux qui ne peuvent pas se permettre d’avoir une alimentation saine et équilibrée, en niant que les morphotypes sont différents, qu’il ne suffit pas de bien manger ou de faire du sport, que tout le monde n’a par ailleurs pas le temps et les moyens d’agir ainsi, et qu’être gros.se ne va pas de pair avec être en mauvaise santé.
Cette discrimination va plus loin, puisqu’elle afflue jusqu’au marché de l’emploi, où les personnes grosses sont moins à même d’être recrutées en raison des clichés qui les entourent. Dans les parcours de soins également, où les personnes grosses subissent des violences médicales, jugées responsables de leur état et de fait moins prises au sérieux dans leurs douleurs. Et enfin, elle est teintée de misogynie et ce, également dans les classes les plus aisées car Madame se doit d’être athlétique et mince pour se faire bel accessoire de Monsieur qui, lui, n’est pas inquiété de son embonpoint, jugé bon vivant, bon mangeur, sachant bien profiter de la vie. Bref, belle inégalité.
D’un côté, des moqueries, des injonctions parentales et même médicales dès le plus jeune âge sur la question du poids, de l’autre, des jeunes filles qui s’affament et qui en tombent réellement malades. Et si ces phrases culpabilisatrices lancées dans les vidéos à leurs congénères n’étaient rien d’autre que le reflet de ce que les adultes leur renvoient d’elles-mêmes et de la beauté ?
Il s’agit de réussir à se réapproprier son corps, mais avec bienveillance, et c’est l’affaire de toustes. Parents, professionnels de santé, responsables éducatifs, plateformes de réseaux sociaux, un éveil généralisé des consciences pour que tout le monde puisse apprendre à aimer son corps tel qu’il est, en s’émancipant des regards stéréotypés.