
La compagnie Les Adelphes de la nuit nous a invités au Lavoir Moderne Parisien pour assister à une représentation de la pièce Amours chimiques. Énorme claque !
Quand le public entre dans la salle, les comédien·nes sont déjà sur scène.
Un grand baraqué, Ilyès, debout au milieu de ce que la scénographie indique être un appartement. À ses pieds, Candide, un jeune homme un peu plus chétif avec un garrot au bras et des bleus au pli du coude. Sur le sol, un plateau dans lequel on voit un kit+, des seringues et des pochons. Derrière eux, un canapé et un rideau de douche. À gauche et à droite, dans l’ombre, restent 5 garçons et une femme sur des chaises. Vidéoprojeté sur le mur du fond de scène, un avertissement indique de ne pas prendre de photos ni de vidéos et alerte sur les scènes de drogues, de sexe et de violences sexuelles que contient la pièce.
Silencieusement Ilyès ramasse quelques affaires, enfile un tee-shirt et se dirige vers la porte. Tout aussi silencieusement, Candide le retient, l’enlace, se colle à lui. Puis Ilyès s’excuse, se défait de Candide et quitte la pièce en laissant Candide au sol. Il pousse alors un cri déchirant…
UN SPECTACLE VIVANT ET BEAU
La lumière s’éteint et le décor change. Chaque changement de plateau est opéré par les comédien·nes qui sont dans l’ombre sur les bords. C’est très vivant, et beau à la fois. Le changement de plateau opéré on se retrouve dans un groupe de parole pour chemsexeurs. Au centre, immobile et silencieuse après une courte présentation, l’assistante sociale spécialisée sur la question du chemsex, qui anime un cercle de parole. Les présentations des participants se font en rythme et en mouvement. Tous les acteurs donnent divers nom, âges et professions. Ils expliquent également la durée depuis laquelle ils pratiquent ainsi que celle depuis laquelle ils sont abstinents. Malin. Très malin de réussir en quelques minutes à montrer que les chemsexeurs sont multiples, nombreux et difficilement socioprofessionnellement catégorisable. Une scène dansée plus tard, les lumières de la salle s’éteignent et le spectacle commence vraiment.
C’est l’histoire de Candide qui sert de toile de fond au récit, son arrivée à Paris avec l’envie de vivre sa vie de rêve puis la vraie vie, l’angoisse et la solitude qui conduisent à scroller sans fin sur les applis de rencontre gay. Après une p’tite teuf avec ses potes, Candide, qui a bien consommé, compulse son téléphone. Il quitte ses amis et s’en va en plan chez ACT CHO qui n’écrit qu’en MAJUSCULES. Plan planant, refus, première baise, gros coup de cœur, puis initiation douteuse à de nouvelles pratiques ou de nouvelles drogues. Partages de pailles, dépannages de drogue, arrangements en nature, etc. Comme dans la vie et comme bien souvent, peu d’informations disponibles pour les produits, peu d’informations en possession des usagers et in fine, le partage de substances sur la base d’informations (très) succinctes.
« La 3–MMC, c’est comme la coke mais… en mieux ! »
Vingt heures de sexe plus tard, Candide est carrément in love et en méga descente de la mort… et amoureux aussi ! La lune de miel est double…
DE L’AURORE AU CRÉPUSCULE
Le spectacle est divisé en deux gros chapitres : l’aurore et le crépuscule. Ceux-ci sont rythmés par des interludes dansés, les scènes se déroulant essentiellement dans l’appartement de l’un ou de l’autre des garçons ainsi qu’en centre de santé.
Soyons honnêtes, la pièce livre un portrait terriblement triste de la vie des chemsexeurs. Notamment de leur santé mentale, avec suffisamment d’éléments pour faire comprendre au spectateur qu’ils ont tous à faire avec avec leur tristesse, leur mélancolie ou leur solitude…
Il y a des drogués heureux, et il y a des chemsexeurs heureux également.
Ils existent, oui. Mais ils ont sûrement des histoires personnelles exemptes de gros traumas, de harcèlement, de violences sexuelles ou physiques ou morales, un entourage soutenant, des facilités à échanger et à se connecter à l’autre, ainsi qu’une confiance en eux suffisante pour ne pas se perdre dans les paradis artificiels.
Un sacré paquet de pré-requis ! N’hésitez pas à vous intéresser à nos 5 outils pour réduire les risques quand on pratique le chemsex.
LA PART DU TÉMOIGNAGE
La pièce est d’ailleurs construite avec des témoignages de chemsexeurs recueillis pendant le processus créatif. Des témoignages issus de la communauté qui semblent peut-être exagérés mais qui reflètent la réalité la plus violente et vilaine qui soit. Mais nous le savons puisque nous récoltons et publions des témoignages chaque semaine : les gens qui se confient ont tendance à ne parler que du pire. Il faut vraiment creuser quand on veut que les gens nous racontent les plaisirs qu’ils tirent de leur pratique à risques.
- Oui, violer quelqu’un qui est en g-hole, c’est horrible ; mais ça arrive.
- Oui, abandonner une personne en g-hole dans son appartement pour se couvrir, c’est horrible ; mais ça arrive.
Ce ne sont que deux exemples (parmi les plus terribles, violents et choquants) que montre la pièce qui, du reste, va toucher la corde sensible à de nombreuses reprises :
« Si on sombre, on sombre ensemble »
« Je n’ai pas vu de sperme depuis des semaines ! À croire que c’est une légende urbaine ce truc… »
« Au début, chems j’ai cru que c’était du verlan »
« Ça fait des mois que je n’ai pas bandé sans Viagra® ! »
On suit aussi Candide à ses rendez-vous PrEP (prophylaxie pré-exposition) avec une docteure particulièrement douce et humaine. Candide qui, au fil du récit, l’est de moins en moins donne des réponses de plus en plus préoccupantes.
COURAGEUX ET PERCUTANT
La prestation des comédien·nes est à saluer. Quelle prise de risques, de passer presque deux heures en slip face à une salle comble à rejouer les pire scènes de vulnérabilité chimique, de panique et d’after glauque. Surtout qu’il est plus que probable que certains soient concernés par le sujet abordé, comme les créateurs de la pièce Joseph et Corentin qui ont raconté leurs parcours dans différentes émissions. La plupart d’entre eux incarnent plusieurs personnages. Il n’y a véritablement que Candide et Ilyès qui restent eux-mêmes tout du long. Les voir avoir les yeux de plus en plus écarquillés et la bouche de plus en plus en vrac à mesure qu’ils s’enfoncent dans les consos apporte d’ailleurs une part de réalisme bienvenue vis–à–vis des consos. La pièce est bien plus courageuse et percutante que tout ce qui a déjà pu être fait sur le sujet. Une audace certainement rendue possible grâce à son média (le théâtre) et ses réseaux de diffusion. Être confinés à l’intérieur d’un théâtre et n’être vu que par des gens qui n’arrivent pas par hasard évite la censure !
Par exemple, sur le même sujet le court métrage, Plan perché – Témoignages de chemsexeurs diffusé sur YouTube, a dû faire dans le très pudique malgré un financement étatique et une production assurée par le COREVIH. Ou encore le caricatural Chems de Zarca (qui ne nous avait pas convaincus), un roman noir à grand tirage qui se devait d’être spectaculaire à défaut d’être pertinent.
Pour celles et ceux, pudiques, qui voudraient être rassuré·es : on ne voit pas de zizi ni de cucul dans la pièce. Si effectivement plusieurs scènes de sexe sont au programme, les acteurs portent au minimum TOUJOURS un caleçon noir.
On a aussi apprécié cette mise en scène très contemporaine malgré un plateau un peu dépouillé de prime abord. Finalement, l’ensemble est très vivant, il se passe toujours quelque chose sur le plateau et les ambiances lumineuses participent à indiquer où se trouvent les personnages (et dans quel état). L’omniprésence des smartphones et des applis est particulièrement bien représentée et la paranoïa qui guette notre pauvre Candide est personnifiée et jouée par un comédien supplémentaire qui entre et sort de scène à mesure qu’elle prend le dessus.
En un mot comme en cent : foncez voir cette pièce si elle passe près de chez vous ! Les dates sont consultables sur leur site et sur leur compte Instagram. Parlez en autour de vous, particulièrement si vous travaillez dans le domaine de la culture ou de la santé : il faut absolument que ce spectacle tourne un maximum. Cette intelligence et cette sincérité de traitement du sujet en font un objet de médiation incroyable en plus d’être un excellent divertissement. C’est aussi l’avis du site Jock et du blog L’œil d’Olivier.
C’est un avis purement subjectif mais si cette pièce était présentée en rencontres professionnelles et colloques d’addictologie, tout le monde y gagnerait. À commencer par les plus vieux professionnels, qui opposent addictologie et réduction des risques, et qui continuent à séparer sexsualité et drogues dans leur prise en charge et ne se tiennent pas au courant des nouveaux produits et leurs nouveaux usages. À propos de chemsex, on vous invite chaleureusement à visiter le site Belge Chemsex.be qui est une très belle source d’informations sans langue de bois.