
Dans les discours publics, les drogues sont souvent associées aux marges : la rue, les fêtes, les jeunes dits « en rupture ». Pourtant, le monde du travail n’échappe pas aux usages de substances psychoactives. Qu’il s’agisse de café, de tabac, d’alcool, d’anxiolytiques ou de drogues illicites, les produits circulent, pour travailler plus, pour tenir, pour oublier, pour se sociabiliser ou décompresser. Cet usage est réel, mais tabou. Il soulève des enjeux de santé, de performance, de contrôle, et de bien-être. Et surtout, il mérite qu’on l’aborde sans stigmatisation.
Des pratiques plus fréquentes qu’on ne le pense
Selon plusieurs enquêtes (OFDT, Santé publique France), une part importante des personnes consomment des substances en lien direct ou indirect avec leur activité professionnelle. Si le café et le tabac restent les plus courants, l’alcool, les anxiolytiques, voire des stimulants ou des cannabis sont aussi présents, selon les métiers et les contextes.
Quelques constats saillants :
- Certains milieux professionnels normalisent la consommation d’alcool : restauration, bâtiment, diplomatie, événementiel, politique… Les « verres entre collègues » ou les pots de fin de journée sont parfois des rituels institutionnels.
- Dans les métiers à forte pression (soignants, commerciaux, travailleurs sociaux, professions libérales, journalistes…), les anxiolytiques, somnifères ou antidépresseurs sont largement prescrits… et parfois détournés à des fins d’autorégulation.
- Les produits stimulants (cocaïne, amphétamines, méthylphénidate/Ritaline®) sont recherchés pour rester éveillé, concentré, performant – notamment dans des environnements compétitifs (finance, communication, start-up, pêche, transport routier ou médical de nuit).
- Le cannabis ou l’alcool peuvent être utilisés pour couper après une journée trop intense, retrouver le sommeil ou « anesthésier » une surcharge émotionnelle.
Travailler sous substances : entre stratégie de survie et risque d’isolement
Il est trop facile d’interpréter ces usages comme des failles individuelles ou un manque de professionnalisme. En réalité, ils sont souvent des réponses fonctionnelles à un environnement de travail toxique ou exigeant : surcharge, rythme décalé, tensions relationnelles, solitude, exigences émotionnelles.
Des témoignages issus du terrain l’illustrent :
– « Je prends du Xanax® avant mes réunions d’équipe, sinon je suis tétanisé. » (Chargé de projet dans une ONG)
– « Je fume un joint chaque soir pour dormir. Sinon je rumine toute la nuit et je suis KO le lendemain. » (Intervenant social)
– « Sans coke, je n’arriverais pas à tenir les bouclages à l’agence. On fait des nuits blanches, faut carburer. » (Graphiste en free-lance)
Ces usages peuvent soulager, aider à tenir, mais aussi générer d’autres risques : dépendance, épuisement, isolement, effets secondaires, troubles cognitifs ou accidents.
Une injonction paradoxale : productivité sans faille, sobriété exigée
Le monde du travail moderne valorise la productivité, la réactivité, la disponibilité permanente. Il multiplie les sollicitations, les réunions, les tensions. Et dans le même temps, il impose des règles strictes de « bonne conduite », où toute altération perçue de la performance ou du comportement est suspecte.
Ce double standard crée une zone grise : beaucoup consomment, peu en parlent. La peur du jugement, du licenciement ou de la mise au placard alimente le silence. Ce tabou empêche de proposer des accompagnements, des ajustements ou des politiques RH plus humaines.
Ce que dit le droit (et ce qu’il ne dit pas)
En France, il est interdit de venir au travail sous l’emprise de drogues, surtout si cela nuit à la sécurité ou au bon fonctionnement du service. L’alcool peut faire l’objet d’un règlement intérieur, mais la consommation d’autres substances illicites reste souvent ignorée par l’entreprise, jusqu’à ce qu’un « problème » survienne.
Les tests de dépistage ne peuvent être réalisés que dans certains secteurs sensibles (transport, sécurité, etc.) et sous des conditions précises. Mais la prise en charge des troubles liés à l’usage de substances reste rare et mal outillée, faute de formations ou de dispositifs RH adaptés.
Vers un dialogue plus ouvert ?
Il devient urgent d’aborder ces questions autrement :
- Sans morale ni sanction systématique, mais avec de l’écoute, des dispositifs de réduction des risques, et un dialogue entre salariés et employeurs.
- En formant les encadrants à repérer les signes de mal-être, sans pathologiser.
- En instaurant des politiques de prévention réalistes, qui prennent en compte les usages réels et les logiques de fonctionnement des équipes.
- En développant des espaces de parole, des consultations anonymes, des passerelles avec les structures spécialisées.
Les syndicats, les services de santé au travail, les psychologues du travail, mais aussi les associations de réduction des risques, ont un rôle essentiel à jouer dans cette approche déstigmatisante. Travailler sous pression, c’est aussi chercher à tenir. Et parfois, on tient comme on peut.